Le grand coeur
C'est à la fois un roman d'amour et d'aventures, une méditation philosophique et une fresque économique qui raconte rien de moins que la naissance du capitalisme en Occident. C'est aussi un autoportrait fascinant que dessine magistralement Jean-Christophe Rufin à travers la biographie romancée de Jacques Coeur, l'argentier du roi Charles VII pendant la Guerre de Cent ans.
Ils sont d'ailleurs nés tous les deux à Bourges, le médecin-diplomate en habit vert et le commerçant habile à faire fortune et à servir la royauté. Ils ont aussi beaucoup voyagé, comme si c'était leur raison d'être. Jacques Coeur s'est ainsi emballé pour le Levant lointain. Il en est revenu avec une folle allergie à l'esprit de croisade, convaincu qu'on doit d'abord apprendre des autres civilisations au lieu de les combattre. Autre point commun entre les deux hommes, leur fréquentation des hommes de pouvoir pour le meilleur et pour le pire...
Nommé ambassadeur au Sénégal par Nicolas Sarkozy, Jean-Christophe Rufin se fait un tas d'ennemis avant d'être renvoyé trois ans plus tard à ses chères études pour avoir égratigné quelques vilaines habitudes "françafricaines". Jacques Coeur, lui, connaîtra une disgrâce plus cruelle encore. Il est vrai que le Charles VII, il faut se le farcir... C'est le sommet du roman, le portrait de ce roi matois et roublard, presque mitterrandien dans son côté sphinx, et qui déroule ses faiblesses apparentes pour mieux vous broyer ensuite. La pauvre Jeanne d'Arc s'y "brûlera" les ailes avant d'être abandonnée au bûcher des Anglais. Jacques Coeur, quant à lui, aura eu le tord de confesser aux oreilles suzeraines l'étendue de sa richesse. Le Valois renifleur n'hésitera pas, dés lors, à le livrer aux médisants.
C'est avec un réel bonheur d'écriture que Jean-Christophe Rufin évoque cette joute médiévale qui débute sur l'image d'un léopard d'Arabie et se clôt dans la chaleur mortifère d'une île grecque. Entre-temps, le lecteur aura partagé l'exaltation mais aussi les doutes d'un homme en avance sur son temps (Jacques Coeur anticipe la Renaissance mais aussi l'esprit des Lumières...) qui finit par humer, presque à son insu, le parfum de trahison et de cynisme inhérent au développement de ses affaires, à contrario des valeurs chevaleresques et désuètes qui fondaient le système féodal. A cet égard, l'apparition, dans le récit, de la grave et virginale Agnès Sorel, sculpturale pionnière du décolleté épaules nues, ne relève pas seulement du repos du guerrier.
"Le Grand Coeur", de Jean-Christophe Rufin (Gallimard) Coup de projecteur avec l'auteur, sur TsfJazz, ce vendredi 22 juin (7h30, 11h30, 16h30)