Les désorientés
Hors-temps, Amin Maalouf. Hors-catégorie, surtout, dans cette rentrée littéraire bouffie de pseudo-buzz dégonflés dés les premières pages et qui ne disent finalement pas grand chose de notre époque. Alors que lui, au contraire, touche à l'essentiel avec son "Nous nous sommes tant aimés" à la libanaise. On pourrait ricaner, bien sûr, moquer ce romancier à l'ancienne au phrasé lent et didactique, ce grand bourgeois d'Orient exilé dans le Paris des quartiers chics, cet académicien moins folichon, sans doute, que son trompettiste de neveu. On peut aussi considérer, en toute humilité, que ces "Désorientés" dont les rêves et les tourments courent sur plus de 500 pages nous font accéder à un état de grâce levantine qui met du baume au coeur.
L'intrigue tient en deux lignes: une bande d'amis se retrouve à l'occasion de la mort de l'un d'eux. Inséparables durant leur jeunesse, malgré ou du fait même qu'ils étaient de confessions différentes, ces idéalistes d'autrefois se sont perdus de vue au fur et à mesure que leur Liban natal s'enfonçait dans le chaos. "Nous étions l'ébauche de l'avenir, écrit Amin Maalouf, mais l'avenir sera resté à l'état d'ébauche. Chacun de nous allait se laisser reconduire, sous bonne garde, dans l'enclos de sa foi obligée"...
Le récit, à vrai dire, déborde très vite de son cadre libanais. Sous la conduite d'Adam, le protagoniste principal avec lequel l'auteur pratique un jeu de miroirs aisément déchiffrable, c'est un regard d'une acuité inouïe et profondément stimulante qui se déploie lorsque sont évoquées, tour à tour, la douleur de l'exil, la condition de l'étranger dans le pays qui n'est pas le sien ("L'Europe est pleine d'Attilas qui rêvent d'être citoyens romains et qui finiront par se muer en envahisseurs barbares"), ou encore les déflagrations du conflit israëlo-palestinien.
Le face-à-face entre Adam et Nidal, l'ex-pote devenu barbu comme le veut "l'esprit du temps", constitue à cet égard le climax du roman. Amin Maalouf ne juge pas. Comme Cicéron, il donne à chacun de ses protagonistes de "bons arguments". On sait en même temps qu'il ne sera jamais dans le camp des "identités meurtrières" pour reprendre le titre de l'un de ses essais les plus connus. Il faut s'attarder un moment sur ce qui est dit de l'Islamisme, cette idéologie de substitution à la nécrose nationaliste et à un marxisme marginalisé. Amin Maalouf évoque notamment ce tournant des années 1978-1979 qui a vu l'idée de Révolution captée par les conservateurs: révolution libérale avec Reagan et Margaret Thatcher, révolution économique et surtout néo-capitaliste en Chine avec Deng Xiaoping, Jean-Paul II consacré comme pape "révolutionnaire" et en même temps dopé aux idées les plus rétrogrades en matière de moeurs... Et puis, bien sûr, la "révolution" iranienne...
Du baume au coeur, écrivait-on quelques lignes au-dessus... Dans les interstices de cette mémoire très politique au plus beau sens aristotélicien du terme, Amin Maalouf fait surgir la figure d'une hôtelière libertine qui prend bien soin, avant de passer la nuit avec son hôte, de prévenir son épouse restée à Paris pour recueillir son assentiment. Cette hôtelière, c'est une sorte de "Châtelaine du Liban", pour reprendre le titre d'un vieux nanar érotisant vu autrefois à la télé. C'est aussi une déesse de sexualité délivrée de toute violence. Il suffit alors à l'auteur d'écrire "Elle se blottit contre lui, ou se laissa blottir..." pour que le lecteur se sente à son tour sublimement "désorienté"...
"Les désorientés", d'Amin Maalouf (Editions Grasset) Coup de projecteur avec l'auteur, ce vendredi 5 octobre, sur TsfJazz (7h30, 11h30, 16h30)