Dave Brubeck, une "icône" pour le moins iconoclaste...
Une icône, Dave Brubeck ? Repris à tire-larigot depuis l'annonce du décès du pianiste, le terme laisse quelque peu rêveur. Une icône se succombe pas à un arrêt cardiaque en se rendant chez son cardiologue. Une icône a plutôt pour habitude de mourir à 27 ans ou alors elle vieillit le poing levé, comme Miles Davis par exemple, confondant dans une même épopée sa musique, son fichu caractère, son look d'enfer et ses frasques diverses et variées.
Mais de quelles frasques Dave Brubeck est-il le nom ? A quel moment tutoie-t-il la mythologie, lui qui nous laisse au final le souvenir d'un vieux monsieur charmant et presque accablant de modestie? On cherche en vain le vice, la niaque et les embardées de parcours dans cette trajectoire de Californien doré vertueux jusqu'à l'extrême et que Paul Desmond, cité par Alain Gerber, prenait pour modèle parce qu'il incarnait parfaitement le mélange entre l'émotion et la logique sans que ni l'une ni l'autre ne l'emportent...
Mais alors si l'émotion ne l'emporte pas sur la logique, où est la transcendance ? Où est la légende ? Paul Desmond, lui, n'a rien d'un sage. Désespéré de lui-même, courant les jupons jusqu'à prendre dans ses filets une certaine Jean Seberg, ne supportant plus, bientôt, qu'on lui rabatte les oreilles avec ce "Take Five" qui contredit tant sa soif de mélancolie et d'évanescence, le saxophoniste binoclé avait bel et bien sa place au bal des maudits dont regorge la planète jazz.
Rien de romantique, en revanche, ni même de romanesque chez Dave Brubeck. Le romanesque, le poignant, le baudelairien, en l'an 59, c'est "Kind of Blue" et non pas "Time Out"... Le romanesque, le fougueux, l'art de partir en vrille, c'est Claude Nougaro qui gangstérise avec ses mots "Blue Rondo à la Turk" et non pas Dave Brubeck qui n'a rien d'un gangster... Cela reste un mystère, vraiment, ce trait d'union Brubeck/Nougaro (et aussi ce couple Desmond/Brubeck) alors qu'on ne pouvait guère imaginer des tempéraments aussi opposés.
Il faut peut-être, dés lors, le traquer ailleurs que dans le grand roman noir du jazz, l'apport singulier de Dave Brubeck. Il faut se souvenir de ce "Over the Rainbow" qu'il ensoleille miraculeusement, un jour de juillet 2009, sur la scène du festival de Montréal, alors même qu'il a été endeuillé la veille par le décès de l'un de ses fils. Il faut réentendre sa relecture du tristounet "Maria" de "West Side Story" transformé en mélodie joyeuse et tellement plus enlevée que le morceau original... Sans rien négliger de la nostalgie et de la sensibilité qui ont imprégné plusieurs de ses compositions, c'est d'abord une certaine idée du bonheur que Dave Brubeck a fait swinguer, à sa manière, avec en bonus toutes ces inventions rythmiques pour le moins iconoclastes. De quoi lui enlever, justement, ce statut d'icône qui ne lui rend pas vraiment justice.
Dave Brubeck (6 décembre 1920-5 décembre 2012)