Histoire d'une femme libre
C'est le séisme le plus puissant du 20ème siècle. Trois lacs disparaissent de la surface de la terre et autant de volcans émergent des limbes de la magnitude lors de la secousse qui frappe le sud du Chili, en mai 1960, faisant 3000 morts. Quelques jours auparavant, Françoise Giroud absorbe cinq tubes de Gardenal. Elle trouve dommage, juste avant de sombrer, de ne pas savoir comment va se terminer la guerre d'Algérie. "Coma, demi-coma, quart de coma"... Tout juste convalescente, la femme-monde tente de faire roman, l'été suivant, de sa dislocation personnelle tout en prenant bien soin de placer, au début de son récit, une dépêche AFP sur le séisme au Chili. Toujours cette volonté, chez elle, de ne pas se considérer comme le nombril de la planète.
Bon, finalement, ce ne sera pas vraiment un roman. Elle appelle ça "reportage sur l'histoire d'une femme libre", mais pour ses proches, la liberté a des limites. On n'évoque pas impunément Jean-Jacques Servan-Schreiber lorsqu'on en a d'abord été le brave soldat, puis la reine de coeur et, pour finir, la dame de pique qu'on peut dans un même élan larguer sur le plan amoureux comme sur le plan professionnel. "L'Express", ce journal de combat dans la nuit coloniale, était pourtant un peu leur enfant, à tous les deux.
Dans le livre, il est aussi question d'un avortement... Impubliable à l'époque, donc, pour cause de souvenirs trop frais, trop dangereux, trop perturbés, trop perturbants... Oublié, ensuite, dans les archives (Elle l'avait pourtant sous le nez, ce texte, Laure Adler, lorsqu'elle affirmait dans sa biographie qu'il n'en restait plus trace!), exhumé, enfin, par l'écrivaine et journaliste Alix de Saint-André, qui s'est simplement contentée de réharmoniser l'ensemble tout en remettant quelques bobines dans l'ordre... 10 ans après la mort de Françoise Giroud, "Histoire d'une femme libre" a fini par trouver son étrange destin, à savoir devenir le méga-coup de coeur littéraire de ce début d'année 2013.
On lira cet ouvrage en enterrant à jamais l'image si convenue d'une Françoise Giroud engoncée dans l'establishment culturel. On y découvrira une plume acérée mais qui sait aussi trembler. On revisitera, fasciné jusqu'à plus soif, sa lucidité et ses aveuglements, ses rêves et ses mauvaises pensées, et surtout cette relation si forte et en même temps tellement illusoire avec JJSS. "Un homme et une femme peuvent être des états associés et non colonisés l'un par l'autre", pensait-elle, avant de découvrir chez Servan-Schreiber le "percheron qui somnolait sous une robe pur-sang"...
Il lui "lissait les ailes au lieu de les rogner", écrit-elle encore (elle ne se les était pas encore brûlées...), du temps où, toute auréolée de cette virilité féminine qui peut s'avérer étonnamment craquante, Françoise Giroud se glorifiait de mener à la fois une carrière d'homme et une vie de femme. Une ombre passe au fil du récit, jamais citée, pourtant... Quand elle écrit "En tant que femme, prolétaire de l'homme auquel j'ai dérobé ses moyens de production, oui, je suis libre; je n'ai jamais cessé de l'être. Et rien ne modifie plus sûrement le rapport à l'homme", on pense à Simone de Beauvoir... Et on se dit que, décidément, on ne naît pas Françoise Giroud, on le devient.
"Histoire d'une femme libre", inédit autobiographique de Françoise Giroud (Gallimard), coup de projecteur avec Alix de Saint-André, ce jeudi 17 janvier (12h30), sur TsfJazz.