Samedi 31 août 2013 par Ralph Gambihler

La Conjuration

Je ne crois pas que "La Conjuration" soit le roman le plus puissant, le plus intense ou le plus redoutable de la rentrée, mais c'est certainement celui qui conjugue au mieux originalité et merveille d'écriture. Philippe Vasset y prolonge, en mode roman, une étude de géographe qu'il avait menée il y a quatre ans dans une soixantaine d'endroits laissés en blanc sur les cartes de Paris et de sa banlieue.

Anciens bâtiments industriels ou militaires, chantiers perpétuellement abandonnés, réserve de terre pour le cimetière d'à côté... Ces lieux défiaient la représentation, détraquaient les GPS, offrant du même coup aux citadins en mal de vagabondage la possibilité de se les approprier comme des oasis irréductibles à la loi du fonctionnel et de l'aménagement. em>"La Conjuration" débute justement lorsque le narrateur, piéton errant et attiré par toutes ces "issues de secours disséminées dans la ville", constate à quel point l'espace urbain s'est verrouillé sous l'inflation des projets immobiliers et autres constructions de routes et de centres commerciaux. "J'étais désormais otage d'une ville bornée, métrée, étalonnée"...

Les seuls lieux qui échappent encore à cette règle sont ces endroits plus ou moins souterrains livrés à une myriade de chapelles religieuses diverses et variées, notamment en banlieue-nord. Et voilà notre quidam entiché de nouveaux rituels au diapason de l'entreprise de subversion urbaine occupant son esprit. "Je me pris à rêver de fidèles exaltés encombrant la ville de processions et de cérémonies (...) le mysticisme et ses invraisemblances me semblaient un bon cheval de Troie pour ressusciter les angles morts de la ville"... Une conjuration peut pourtant en cacher une autre.

Après s'être associé à un pionnier de l'entrepreneuriat religieux tout en maîtrisant l'art de pénétrer les endroits interdits grâce une belle femme en blouson de cuir, notre homme fonde sa propre secte, à ceci près qu'elle ne se nourrit d'aucun maître ni gourou. Abolissant la frontière entre espace privé et espace public ("Les portes doivent leur être éternellement battantes"),  les conjurés de Philippe Vasset "se fondent" presque littéralement dans la ville. Perdant nom et identité, ils deviennent des vestiges d'eux-mêmes pour mieux éprouver l'immersion sensuelle dans la trame urbaine. Il ne sont plus que "regard sur un monde qui s'éteint, chambre d'écho du bavardage infini", et lorsqu'ils ondoient, la nuit, dans les bureaux, les sièges sociaux, les appartements sociaux et autres lieux interdits qui au passage amplifient leur imagination libidineuse, c'est pour mieux prêter attention aux gens "normaux", à leurs regards vides et à la médiocrité de leur quotidien.

On ne pense plus seulement, alors, à Fantomas et à Arsène Lupin. La compassion de ces conjurés et leur douce mystique convoquent plutôt le souvenir des fameux "Anges du désir" de Wim Wenders veillant sur nos pensées les plus intimes sans pour autant modifier le cours des événements. Furtive et murmurante, la plume de  Philippe Vasset ouvre des portes vers l'ailleurs, au creux d'un univers plein d'imprévu, de poésie et de liberté.

"La Conjuration", de Philippe Vasset (Fayard) Coup de projecteur avec l'auteur, mardi 3 septembre, (12h30) sur TSFJAZZ.