Mercredi 10 septembre 2014 par Ralph Gambihler

Nos Disparus

Sur grand écran, on parlerait de "boat-movie" pour résumer Nos Disparus, formidable récit signé Tim Gautreaux. Musicalement, surgiraient les notes de Ol'Man River bien que le cadre historique du roman précède de quelques années le fameux morceau de Jerome Kern. Demeure, à l'écrit, la chaleur incarnée d'une voix du Sud battant humblement pavillon cajun et qui n'en finit plus de swinguer entre bayous et Mississippi.

Bienvenue, amis lecteurs, à bord de l'Ambassador ! C'est sur ce vieux rafiot déglingué transformé en bateau de croisière le temps d'une traversée dansante que s'est embarqué Sam Simoneaux, valeureux rescapé de la Grande Guerre qui pense retrouver, en remontant le fleuve, les ravisseurs d'une gamine ayant échappé à sa surveillance lorsqu'il était responsable d'étage dans un grand magasin de la Nouvelle-Orléans.

Ce n'est pas la seule personne manquante dans l'univers de Sam. Une famille entière massacrée par des affreux rednecks alors qu'il était bébé, un fils emporté trop tôt par la fièvre... "Il y avait dans sa vie des disparus qui découpaient d'énormes trous dans le ciel de la nuit, et Sam savait qu'il n'y pouvait rien"... Un peu désenchanté, notre camarade cajun, et parfois bien faillible dans ses choix, mais il ne renonce à rien. Dans les marécages de Louisiane, agrippé à un drôle de mulet comprenant apparemment le français, Sam pourchasse malfrats et mauvais souvenirs jusqu'à trouver quelque peu nauséabond le parfum de la vengeance si intimement lié à l'Amérique du début des années 20.

Sauf que contrairement au précédent roman de Tim Gautreaux, Le Dernier Arbre, le propos, ici, paraît moins emprunt de noirceur. Il est vrai que des airs comme Ain't We Got Fun, When My Baby Smiles At Me ou encore The Japanese Sandman donneraient plutôt le sourire. Ce sont ces airs là qu'on entend à bord de l'Ambassador. Il suffit de chasser les papillons de nuit cachés dans le piano d'orchestre pour que, soudain, tout s'anime. Le bateau-dancing sert à la fois d'oasis et d'exutoire. La brise qui passe par les fenêtres soulage une population exténuée de chaleur, les corps ondulent au rythme des remous, exultent dans la danse ou la bagarre, surtout lorsque les populations ouvrières importent leur whisky de contrebande alors qu'on est en pleine Prohibition. Ce sont ces mêmes populations, lorsqu'elles n'ont pas l'esprit obturé par le racisme, qui préfèrent nettement qu'on leur serve un orchestre noir plutôt qu'un orchestre blanc parce qu'avec les Blacks, que voulez vous, il y a tout de même "plus de notes autour d'une partition que sur les portées elles-mêmes", ce qui est bien plus chouette lorsqu'il s'agit de faire la bringue.

Satchmo et son vieux pote, Fate Marable, donnaient pareillement la leçon à bord de ces bateaux à aubes où s'inventait la nouvelle Great Black Music quand les radios et les compagnies de disques en étaient encore au stade embryonnaire. strong>Sam et Lily, la fillette surdouée que la pègre des bayous voulait enlever à ses parents, vont ainsi mieux faire connaissance dans cette assomption jazzistique secouée de drames. Jusqu'à "se laisser envahir par l'étrange idée, comme l'écrit si bien Tim Gautreaux, qu'au gré de la musique ils avançaient vers l'avenir, à un endroit où ils arriveraient sans lourds bagages à traîner"...

Nos Disparus, Tim Gautreaux  (Le Seuil). Le romancier américain est l'invité du 20h de TSFJAZZ, ce jeudi 11 septembre.