Lundi 29 septembre 2014 par Ralph Gambihler

Jazz et créativité. Au fil des sessions

On s'est familiarisé avec le vocabulaire de Roland Guillon: la fameuse recherche de "chromatisme", les non moins épiques tensions "afférentes" et "efférentes", l'adjectif "états-unien" faisant figure de riff linguistique...  Au moment où le sociologue fondu de blue sessions nous offre la synthèse  de cinq volumes qu'il a déjà consacrés au jazz américain des années 50 et 60, on tient en premier lieu à saluer son propre phrasé, tout en rigueur mais pas forcément dénué d'expressivité.

Et encore moins de passion. Du Hard-Bop à la New Wave -concept qu'il préfère à celui de Free Jazz- Roland Guillon nous invite donc à réécouter Coltrane, Mingus, Sonny Rollins et Horace Silver, mais aussi Yusef Lateef, Randy Weston, Andrew Hill et Archie Shepp. Délibérément non exhaustive, sa discographie met néanmoins sur un joli pied d'égalité les enregistrements des leaders et ceux de leurs compagnons de route, même si on pourra regretter, au sujet de Miles Davis, une relative timidité à l'endroit de ces deux pièces-maîtresses de la galaxie "Davisienne" que sont Wayne Shorter et Herbie Hancock...

Pour le reste, on retrouve dans "Jazz et créativité" les lignes forces d'une pensée qui s'acharne à ne pas ranger les Dieux du jazz dans des tiroirs. Le renouvellement du blues et de la syncope n'est pas exclusif à tel ou tel courant. La dynamique à l'oeuvre dans le jazz américain des années 50 et 60, qu'elle s'effectue dans le registre de la densité et de la concision façon Thelonius Monk ou dans l'intensité et l'éclat gillespiens, est d'abord affaire d'alchimie, d'échanges, de croisements et de maturation contrevenant au principe même de classifications trop étanches.

Aucune férule institutionnelle ni générationnelle ne vient d'ailleurs figer cette dialectique du renouveau, à l'instar d'un Coleman Hawkins qui "déroule sa mélopée" dans la Freedom Now Suite de Max Roach, incarnant là une gestuelle de la ramification sur laquelle Roland Guillon revient à plusieurs reprises au fil de sa démonstration. La diversité qui est ici en jeu offre en même temps une assise pour laquelle l'approche sociologique semble particulièrement pertinente. L'auteur appréhende, en effet, le jazz comme une communauté.

Ouverte à d'autres univers (Afrique, Caraïbes, musique savante européenne...), certes, mais toujours en lien avec un environnement familial, religieux, social et politique que l'épopée afro-américaine a érigé à la fois comme contrainte et comme potentialité. Cette "dynamique collective de résilience" a produit une musique et une conscience. On sera éternellement reconnaissant à Roland Guillon de ne jamais oublier que l'une ne va pas sans l'autre.

Jazz et créativité. Au fil des sessions, Roland Guillon (Editions L'Harmattan)