Dimanche 22 février 2015 par Ralph Gambihler

Ne joue pas fort, joue loin. Fragments de jazz

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Fragment-cauchemar: la peur au ventre, derrière les cymbales, il se rêve en train d'attendre l'entrée du maître. Miles Davis arrive et voilà que la batterie se désarticule et tombe en morceaux. Fragment-diva: Il crèche chez Nougaro et soudain débarque Nina Simone. Entre deux gorgées de vin blanc, elle lui balance : "You come with me to Monte-Carlo, tonight !". Euh... Le batteur, qui a déjà eu son lot en matière d'extravagances, bredouille et file comme un malpropre. Fragment-coquille: En référence à La Strada (la route) de Fellini, il signe ce qui sera son plus gros tube, Il Cammino (le chemin). A l'imprimerie, l'un des deux 'm' passe à l'as, cammino devenant camino, la cheminée !

Trois fragments, donc, pour résumer, avec le renfort d'un indéniable talent d'écriture, les fragilités, les aléas de parcours et l'incommensurable sincérité d'un musicien qui, troquant les baguettes pour la plume, nous offre une confession touchante d'authenticité, non dénuée d'humour et pas "jazzocentrée" pour un sou. Aldo Romano, à vrai dire, n'a que faire de sa propre gloire (même si le prestigieux prix Jazzpar décerné  en 2004 ne l'a pas laissé indifférent), et il n'a jamais triché avec ses humeurs. Certains de ses pairs en ont parfois fait les frais. On sait aussi, rien qu'en l'écoutant jouer, son allergie au gesticulatoire, aux solos "flambant vieux" et à tout ce qui assourdit les vérités du coeur. Surtout lorsqu'on est soi-même sujet à une encombrante tachycardie: "Pour un batteur, avoir des troubles du rythme, c'est fort", écrit-il, à ce propos...

C'est fort, mais c'est ainsi. Aldo l'hypocondriaque écoute battre son coeur toute la journée. Sauf lorsqu'il joue. Là, il veut bien céder à ce lâcher-prise auquel il a toujours résisté dans la vie, échappant du même coup aux affres de la drogue, mais pas aux doutes tombant en avalanche sur l'ancien maçon-carreleur. Pas aux complexes ataviques du petit Rital humilié lorsque le maître d'école lui fait enlever chaussures et chaussettes en public alors qu'il vient de couler des carreaux de plâtre avec son père pendant l'heure du déjeuner. Pas aux reproches récurrents adressés à l'ex-sideman versé dans le Free et qui aurait trahi cette musique en faisant chanter sa batterie comme une guitare. C'est Keith Jarrett qui l'a initié à cette "lyro-batterie". Leur rencontre est l'un des beaux moments du récit.

Il y en a d'autres... Blossom Dearie qui l'initie au tempo lent, Carla Bley qui lui apprend à entendre "l'ombre de la note", Pasolini et Bertolucci qui transforment Aldo le rustre en fin lettré convaincu, à tellement juste titre, que "l'art est d'abord l'expression d'un mal de vivre". Comment oublier, aussi, l'inflammable Michel Petrucciani, le taciturne et l'intègre J-F Jenny-Clark ou encore le fidèle complice (avec Louis Sclavis) de Carnets de route, Henri Texier, qui lui envoie du camembert en prison lorsque, pour les beaux yeux d'une Danoise, Aldo Romano se fait coffrer avec 600 grammes de hasch.

Les femmes, parlons-en... Enfin, ils sont deux à en parler, dans le livre : Aldo et A., son double parfois bien agressif, coincé entre la dèche, les tournées de misère et les aventures sexuelles les plus glauques. Plus diplomatique, Aldo, lui, préfère convenir qu'il n'est pas fait pour la vie de couple et que les muses lui coupent les ailes. Ceci dit, il n'a pas rencontré que des muses, à l'instar de ce mariage-express avec une jeune italienne que les "longs chorus" de jazz paniquent et dont la mère maudira ce gendre éphémère en lui envoyant des lettres contenant des poudres censées enchaîner le mari à sa femme.

Ne joue pas fort, joue loin ! Le coeur toujours en alerte, l'oreille un peu abîmée, la voix à présent cassée comme celle d'un chanteur de blues, Aldo Romano a finalement trouvé le bon tempo, faisant désormais rimer sensibilité et sérénité. De quoi donner à son récit de vie très personnel une portée bien supérieure aux autobiographies bâclées et arrangées dont regorge tant, hélas, le monde de la musique.

Ne joue pas fort, joue loin. Fragments de jazz, Aldo Romano (Equateurs), en librairie le 26 février. Aldo Romano est l'invité des Lundis du Duc, ce 23 février, en direct du Duc des Lombards, à partir de 19h.