L'amour après
Elle a chez elle une vieille valise qu'elle n'a pas ouverte depuis Mathusalem. À l'intérieur, c'est comme une lampe d'Aladin: des articles de journaux, des programmes de théâtre et surtout des lettres d'amour. Déportée à 15 ans, l'écrivaine et cinéaste Marceline Loridan-Ivens effeuille les hommes de sa vie après Birkenau. On dirait, oui, des branches nues, tous ces amours jaunis, ces mots consumés quand elle était déjà ailleurs, ces amoureux parfois célèbres (Georges Pérec, Edgar Morin...) dont elle revisite les épanchements avec un je-ne-sais-quoi de mordant et qui résiste au temps. Elle leur sait gré, en même temps, d'avoir bercé sa jeunesse. Dans leur regard, elle n'était que sensualité quand tout son corps, en vérité, n'était qu'un arbre sec.
Car c'est bien de cela qu'il est question dans L'Amour après: les sens en jachère quand une mise à nu est à jamais associée à un nazi qui vous ordonne de vous déshabiller, le cœur vitrifié lorsqu'il a fallu le geler en permanence... Survivre à Birkenau, c'était ne penser qu'à la minute d'après, au repas d'après. Ou alors on mourait. Et puisqu'elle en a réchappé, Marceline Loridan-Ivens est devenue tourbillon. Un tourbillon ne ressent rien. Il cavale, il désobéit, il n'est que pied-de-nez face à ceux qui vous somment de vous marier, de procréer et de vous taire.
Elle ne s'est jamais tue. C'est qu'il y avait tant d'autres carcans à briser, de Saint-Germain-des-Près à la Guerre d'Algérie... Et puis il y eut "Le Hollandais volant", le grand fauve du cinéma documentaire dont elle sera la moitié, à la vie comme à l'écran. Avec Joris Ivens, écrit-elle, "faire l'amour n'était qu'une composante parmi d'autres de notre amour. Mon corps n'était plus un enjeu enfin. Et doucement, à ses côtés, la jeune femme et la survivante ne firent plus qu'une seule".
Une autre survivante surgit au milieu des lettres et à la vue d'une photo représentant des poseuses de bombes du FLN: Simone Veil, la camarade de camps qui, lorsqu'elle dirigeait l'administration pénitentiaire, avait réussi à rapatrier ces Algériennes sur le continent au lieu de les laisser dans les mains de l'armée. « Il faut répéter qu'une juive survivante d'Auschwitz a tout fait pour sauver des femmes arabes de la torture et du viol"... Cette valise, décidément, est une vraie mine d'or. Surtout avec le concours de la romancière Judith Perrignon, à la plume si vivace dans la mise en conte de ce poignant jeu de l'oie.
L'Amour après, Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon (Grasset). Coup de projecteur avec Judith Perrignon, ce vendredi 3 mars, sur TSFJAZZ (13h30)