Édouard Glissant: L'identité généreuse
Frigorifié dans le Paris d'après-guerre, le boursier famélique venu de Martinique dort où il peut: refuge, hall d'immeuble, banquette arrière de voiture. L'identité nomade, déjà... Il n'a pas un sou pour aller s'enjazzer au Tabou, mais ses talents de danseur font merveille au "Bal Nègre" de la rue Blomet. Surtout auprès de Simone de Beauvoir si l'on en croit la foisonnante biographie que François Noudelmann consacre au poète, romancier et philosophe Édouard Glissant, disparu en 2011.
C'est d'ailleurs dans Les Temps Modernes qu'il publie son premier poème. Avec déjà ce phrasé qui claque au vent. "A force de penser j'éclate et la terre c'est quand vous ramassez les détritus de ma cervelle éclaboussée dans la poubelle de l'Océan nouveau"... On perçoit déjà l'irréductible. Forcément dans le bon camp en pleine nuit coloniale, le camp des Damnés de la Terre chers à un autre Martiniquais, Frantz Fanon, et en même temps toujours ailleurs, cherchant notamment à dépasser la "Négritude" prônée par son aîné, Aimé Césaire. Cette idée de faire de l'Afrique la source et l'horizon de tous les peuples noirs lui paraît restrictive. Tout comme l'antillanité dont Glissant sera le chantre (le temps d'un prix Renaudot avec La Lézarde) avant d'aborder d'autres archipels.
C'est à Baton Rouge, en Louisiane, où il obtient un poste d'enseignant à la fin des années 80, qu'il forge son fameux concept de "créolisation". Avec un détour par Faulkner, cet autre irréductible qui a si bien éclairé, au travers de la déchéance de ce vieux Sud dont il était issu, "la damnation d'une société obsédée par sa propre unité". Qu'importe si on reproche à Glissant son engouement pour ce Faulkner si peu politiquement correct. "Une grande oeuvre peut aussi bien sortir de la case de l'opprimé que de la maison du maître", rétorque-t-il, lui qui devait déjà justifier, autrefois, sa passion pour des auteurs classiques français.
Il lui faut, dés lors, dessiner d'autres antinomies: le Divers contre l'Un, le relatif contre l'absolu, les récits contre l'Histoire. Il lui faut brosser l'odyssée du "Tout-Monde" avec ce mot-clé, "relation". "La Relation, écrit Édouard Glissant, ne met pas en rapport des êtres indépendants et déjà constitués. Au contraire, c'est elle qui les définit et leur donne des identités provisoires". Au-delà du métissage, notion trop fixatrice à ses yeux, il nomme "créolisation" ce continuum où la dispersion permet de se rassembler, où ce qui est subi se retourne et où la mise en contact de populations transbordées crée de l'inattendu. Le jazz, par exemple...
Au fil des pages, François Noudelmann ne cesse de faire résonner la fécondité de cette pensée au regard des cloisonnements et raidissements identitaires de toutes sortes. Glissant en arrivait même à penser que la mémoire de l'esclavage était autant l'affaire des descendants d'esclaves que celle des descendants d'esclavagistes! Cette voix haut perchée et dévalante d'audaces nous manque d'autant plus que l'homme était tout sauf désincarné: rabelaisien et mélancolique, en quête de reconnaissance (ah, ces fameux Nobel...) parce que trop souvent méprisé ou ignoré. En a-t-il ri, au final, de ses chagrins, comme le chantait Billie Holiday dans Laughing at life ? C'est du moins le dernier morceau qu'il lui est donné d'entendre avant de passer dans l'autre Tout-Monde.
Édouard Glissant. L'identité généreuse, François Noudelmann. L'auteur est l'invité des Lundis du Duc sur TSFJAZZ, ce 5 mars, à 18h, en direct du Duc des Lombards, avec à ses côtés le saxophoniste et chercheur Raphaël Imbert et le pianiste Grégory Privat.