Saravah, c'est où l'horizon ? 1967-1977
Il avait le goût du lâcher-prise, du pas de côté et des "choses penchées", comme l'écrit si bien Benjamin Barouh au sujet de son troubadour de père auquel il consacre un ouvrage gorgé de légendes et d'humilité. Il posait aussi les bonnes questions. "C'est où l'horizon?", par exemple. C'était tout lui. Quand d'autres se mettaient des frontières, Pierre Barouh, âme conductrice du label et des studios Saravah, questionnait les horizons jusqu'à y entrecroiser des figures aussi mythiques que Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, Naná Vasconcelos ou encore Barney Wilen.
On se souvient aussi de ces sessions de piano réunissant René Urtreger, Georges Arvanitas ou encore Michel Graillier. Plutôt large, l'horizon. Aux fameuses soirées Saravah du quartier Mouffetard qui décentrait le label de son QG des Abbesses, il y avait place pour le free jazz, pour l'accordéon, pour l'orgue de barbarie... "Il y avait surtout place pour le temps", rajoutait Pierre Barouh, nous ramenant au slogan des débuts emprunté à Salvador Dali: "Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire", alors qu'en fait Saravah n'a jamais cessé d'explorer.
Benjamin Barouh restitue avec bonheur cette épopée peut-être plus proche de l'esprit de 68 que les grandes envolées révolutionnaires de l'époque. Il donne notamment la parole aux petites mains de Saravah. Autre temps fort de l'ouvrage, le témoignage de Fernand Boruso, l'associé grimé en Tonton Flingueur avec lequel le climat va virer à l'aigre et qui peut enfin donner, ici, sa version des faits. Les confidences de Dominique Barouh, l'ancienne compagne, retiennent également l'attention. Surtout lorsqu'elle évoque Pierre Goldman, le guérillero-braqueur hébergé à un moment par le couple et qui n'hésitera pas à trimballer en cachette un flingue et un chargeur de munitions sur la route du Montreux Jazz Festival.
Manquent à l'appel Jacques Higelin et Brigitte Fontaine, si bien entourée par l'Art Ensemble of Chicago dans Comme à la radio, mais pas le compagnon de cette dernière, Areski Belkacem, pilier des années Saravah. Claude Lelouch, en revanche, est bien au rendez-vous. Compère de la première heure après l'avoir enrôlé dans la bande-son de Un Homme et une femme aux côtés de Francis Lai, il résume superbement ce qu'était Pierre Barouh en observant qu'avec lui, "il n'y avait pas de service après-vente. Une fois qu'il avait allumé une fusée, il allait en allumer une autre. Il se foutait de savoir si elle arrivait ou pas. Il adorait allumer des fusées".
C'était donc cela, Saravah, ce feu d'artifice d'exigence et de dolce vita, cet interstice sublime entre fadaises yé-yé et grands auteurs type Brassens ou Ferré, ce don inouï pour propager, partager, faire éclore les talents enfouis. "Ce n'est que de l'eau, camarade", chantait Pierre Barouh dans cette sublime version de Àgua de Beber que l'on découvre dans l'album ça va, ça vient... Jusqu'à nous réserver, le 28 décembre 2016, la plus triste des saudades.
Saravah, c'est où l'horizon ? 1967-1977. Benjamin Barouh (Editions Le Mot et le Reste). L'auteur sera l'invité des Lundis du Duc, sur TSFJAZZ, le 26 mars, en direct du Duc des Lombards (18h-19h), avec à ses côtés Areski Belkacem et Dominique Cravic.