Samedi 31 mars 2018 par Ralph Gambihler

Notre innocence

"Faut qu' ça saigne", ouais... Aussi subversif que le tango des joyeux bouchers cher à Boris Vian, le "chœur de viande" qui hante Notre innocence électrise d'emblée. Formant une masse compacte, 18 jeunes comédiens scandent à l'unisson un texte-manifeste qui semble à première vue faire le procès de la génération 68 tout en rendant hommage à une camarade de promo, Victoire, personnage fictif, certes, mais qui fait écho à deux destins réels. Son immeuble abritait jadis un abattoir, elle a fini par se défenestrer. Voilà pourquoi il est question d'un "chœur de viande".

Du sang des bêtes à celui des jeunesses sacrifiées, le propos, on l'aura compris, va au-delà du pamphlet anti-soixante-huitard. Le verbe de Wajdi Mouawad est ainsi, charriant de fièvre, d'âpreté, de flashs ("sang de la Palestine et sang frais des enfants de notre âge"...) ou de télescopages qui font mouche lorsqu'ils ne tombent pas dans le consensuel, comme c'était le cas avec sa récente et surestimée pièce israélienne.

Plus de pâmoison critique, cette fois-ci. Surtout au miroir d'un message aussi radical. La pièce, en même temps, ne forme pas un seul bloc. Soudé le temps d'une logorrhée, le groupe de jeunes comédiens se scinde dans la 2e partie, avec déjà ce magnifique tableau figeant chacun d'eux dans une attitude qui résume son désarroi face à la perte de Victoire. Mensonges, culpabilité, règlements de compte... Autour de l'absente, décrite tour à tour comme une mytho ou une désespérée, la parole se cherche, cafouille, circule.

Quelques maladresses de jeu fragilisent ce segment de la pièce, mais l'émotion reste intacte. Elle grimpe même d'un cran avec l'apparition d'Alabama, cet enfant qu'on suppose être la fille de Victoire même si l'art de Mouawad ne cesse jamais de remuer les généalogies toutes faites. Avec ce metteur en scène, décidément, c'est pile ou face. Sur cette création, la magie opère à nouveau avec en renfort une ambiance musicale, des jeux de lumière et une scénographie mouvante -l'espace de jeu se rétrécit ou s'agrandit- qui captivent l'attention. Rarement on a vu un hymne à la jeunesse osciller autant entre la rage, la performance, le conte et l'incandescence.

Notre innocence, Wajdi Mouawad, Théâtre de la Colline (Jusqu'au 11 avril)