Mercredi 4 avril 2018 par Ralph Gambihler

Martin Luther King, 4 avril 1968...

À l'occasion du 50e anniversaire de l'assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968, voici ce qui avait été bloggé il y a 10 ans pour les 40 ans de cette date funeste autour des relations entre le célèbre pasteur afro-américain et la Great Black Music. Nous reproduisons également le compte-rendu d'un ouvrage essentiel de l'historienne Sylvie Laurent paru au Seuil en 2015 et qui éclairait d'un jour nouveau la radicalité méconnue de Martin Luther King. 

Et si I Have a Dream était avant toute chose un grand standard de la soul ? C'est le journaliste et spécialiste de la Great Black Music américaineStéphane Koechlin qui osait cette hypothèse, tout à l'heure, lorsque je l'ai rencontré pour évoquer l'ébranlement musical suscité par l'assassinat de Martin Luther King, il y a bientôt 40 ans, le 4 avril 1968...

Il est vrai que ce fameux discours de Washington était sacrément bien scandé... Luther King avait l'art de la formule. Il en possédait surtout le tempo, à l'image d'un Max Roach, batteur de son état, et qui à la fin de sa carrière, n' hésite pas à mixer les pulsations de ce fameux I Have a Dream avec ses tambours, lors d'un concert hommage au Dr King dans une cathédrale new-yorkaise. Au soir du 4 avril 68, à Memphis, le rêve est devenu cauchemar... Non loin de là, au siège de Stax Records, déjà endeuillé par Otis Redding,Isaac Hayes fonce au Lorraine Motel où Luther King vient d'être assassiné. Il laisse derrière lui un studio symbole, jusque là, d'une sublime symbiose musicale. Les musiciens blancs de Stax rentrent chez eux pour charger leurs fusils... La peur est désormais dans les deux camps...

A Boston, James Brown maintient son concert. Il demande même à ce qu'il soit télévisé. Sur les radios qu'il contrôle, il lance un appel au calme alors qu' éclatent les premières tensions inter-raciales. Lindsay Johnson l' invite à la Maison-Blanche. L' icône endosse le rôle du pacificateur, jusqu' à aller chanter pour les Gi's noirs au VietNam, ce qui ne l'empêchera pas de composer, dans la moiteur de Saïgon, le définitivement rebelle Say It Loud, I'm Black and I'm Proud... Juste avant de mourir, Martin Luther King confiait à un musicien à quel point il adorait Precious Lord, Take My Hand, que Mahalia Jacksonchantera à son enterrement... Sammy Davis Jr, Diana Ross, Harry Belafonte sont également présents aux obsèques, tandis que Nina Simone chante: Why: The King of Love is Dead... Il avait vu le sommet de la montagne/ Et il savait qu'il ne pouvait pas s'arrêter/Il vivait toujours avec la menace de la mort/(...) Que va-t-il se passer maintenant que le roi de l'amour est mort?" ...

La disparition de Luther King donnera également matière, deux ans plus tard, au déchirant Crying in the Streets, de George Perkins et ses Silver Stars, tandis que Marvin Gaye reprend, la même année, Abraham, Martin & John, mémorial groupé en hommage à Lincoln, Kennedy et Luther King... Stevie Wonder ferme la boucle 10 ans plus tard avec son Happy Birthday qui sera déterminant pour que les Etats-Unis consacrent un jour férié à Luther King. Je n'ai pas trouvé trace, en revanche, d'un tribute to Martin Luther King d' Aretha Franklin ou de Ray Charles... Leur sensibilité, leurs actes et leurs engagements laissaient pourtant présager un hommage particulier sur le plan musical après la tragédie de Memphis, surtout de la part de quelqu'un comme Ray Charles, qui finançait largement le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis.

Martin Luther King dévitalisé, Martin Luther King édulcoré, Martin Luther King pétrifié, mais Martin Luther King libéré ! Ainsi comprend-on la biographie que consacre l'historienne américaniste Sylvie Laurent à un personnage que l'on croyait connaître sur le bout des ongles mais dont on ignorait, en réalité, le profond degré d'insoumission.

Nous en étions restés à ce triptyque martelé au gros feutre dans les manuels d'histoire:Rosa Parks, I Have a Dream, Selma.... Et si l'essentiel était plutôt ce que Sylvie Laurentrajoute à la marge (et qui n'a rien de marginal) ? C' est, par exemple, pour défendre des éboueurs qui voulaient se syndiquer que le pasteur va voir Memphis et mourir. A Chicago, il part en croisade contre les logements insalubres. Face à lui, l'appareil du Parti Démocrate, l'establishment noir et une opinion étonnamment volatile.

En juin 1967, 82% des Américains désapprouvent les manifestations pour les droits civiques. Ils étaient 42% deux ans plus tôt. La guerre du Vietnam est évidemment passée par là, mais aussi les enjeux de classe dont Luther King ne fait plus mystère dans ses analyses. Tout jeune, déjà, il écrit dans une dissert' que le capitalisme a fait son temps aux Etats-Unis. On est en 1951, apogée du Maccarthysme. Et si le pasteur prend ses distances avec le marxisme, c'est qu'il n'en a écho qu'au travers d'une vulgate athéiste. Ce qui ne l'empêche pas, dans l'un de ses premiers sermons, de feindre la naïveté: "On me dit que 0.1% de la population contrôle plus de 40% de la richesse"...

"Parle-leur du rêve, Martin...", lui soufflera, plus tard, Mahalia Jackson. Il sait écouter les chanteuses (Il adore Bessie Smith et Aretha Franklin...), alors il écoute Mahalia et clôt en beauté son discours de Washington, en août de l'an 63. "King crut tant à l'Amérique en ces 17 minutes que l'Amérique crut en elle-même", écrit Sylvie Laurent qui n'omet pas, pour autant, de signaler que cette marche de Washington était d'abord "une mobilisation syndicale massive organisée par des socialistes pour réclamer des emplois décents, des investissements publics et de meilleurs salaires". Le fameux rêve américain va prendre alors une autre tournure. Non-violent, certes, et donc irréductible aux dérives de Malcolm X et des Black Panthers, Martin Luther King remet pourtant en cause les fondements mêmes de son pays en faisant rimer impérialisme, capitalisme et racisme... Oui, "il y a quelque chose d'intrinsèquement pourri au royaume d'Amérique"... Ce même royaume où l'on parle d'assistanat quand ce sont des Noirs sans le sou qui reçoivent des aides alors que pour les patrons blancs on parle de subventions...

Au gré d'une écriture acérée et gorgée de fulgurances, la biographe nous révèle ainsi le vrai Martin Luther King, toutes griffes dehors, allant jusqu'à faire sienne la pensée deFrantz Fanon lorsque ce dernier décrit la dépersonnalisation de l'opprimé et la nécessité d'affirmer fièrement son identité. On ne l'observera plus comme avant, la statue deLuther King, à Washington, avec ce regard qui évite soigneusement de rencontrer celui de Jefferson, le propriétaire d'esclaves...

Et pour bien retourner le fer dans la plaie, Sylvie Laurent démontre en quoi la réécriture des combats du pasteur en "conte pour enfants" et l'élision de toute leur charge subversive ont porté un coup terrible à la situation que traversent aujourd'hui les Afro-Américains, brutalités policières à l'appui. "La légende du Grand Homme, écrit-elle,permet de taire le rôle de ses prédécesseurs, socialistes et communistes, et d'établir une opposition binaire entre le bon pasteur Martin et le diabolique Malcolm X. La domestication de King, l'affadissement de son message, sert les ultra-conservateurs comme les bonnes âmes du post-racial"...  Joli paragraphe où une biographie devient manifeste.

Martin Luther King ( 15 janvier 1929-4 avril 1968)