Au café existentialiste
Confondant vulgarisation et vulgarité, Michel Onfray n'avait pas hésité naguère à taxer Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir de "Thénardier de la philosophie". La vulgarisation sans la vulgarité, c'est l'essayiste anglaise Sarah Bakewell qui s'en fait la championne à la façon dont elle brosse l'épopée intellectuelle dont l'auteur de La Nausée et l'éclaireuse du Deuxième Sexe auront été les grandes figures emblématiques.
D'où vient et comment s'est déployé l'existentialisme ? Quid de ses fulgurances, de ses impasses et de son devenir ? Comment, surtout, cette vision du monde a-t-elle composé avec la psyché et les comportements de ses ténors ? Sarah Bakewell, à qui on devait déjà un essai décapant sur Montaigne, aborde ses questions au travers d'un kaléidoscope lumineux: le trio Sartre-Beauvoir-Aron devisant sur et autour d'un cocktail à l'abricot, Merleau-Ponty fan de boogie-woogie dansant avec Juliette Gréco dans les caves de Saint-Germain-des-Près, Heidegger en plein trip rural... La vie des idées et des idées de la vie cheminent ensemble, dans une fluidité féconde et joyeuse.
Enfin, pas toujours joyeuse.... Sur Heidegger, justement, l'auteure nous livre des passages époustouflants sur sa conversion au nazisme et son tournant écolo-intégriste d'après-guerre. "Ses pensées étaient toujours emplies d'images d'arbres sombres et de forêt tachetée de lumière filtrant à travers le feuillage vers les sentiers ouverts et les clairières", écrit Sarah Blakewell avant de souligner à quel point la pensée du "magicien de Messkirch"-cette fameuse voix authentique du Dasein face à toute entité impersonnelle qui nous dépossède de la liberté de penser par nous-mêmes- aurait dû faire en sorte qu'il ne lève jamais le bras au passage d'un défilé hitlérien.
Et Sartre, alors, n'aurait-t-il pas lui aussi cédé à des aveuglements coupables ? À vrai dire, l'essayiste ne ferme pas les yeux sur son culte de la violence et son indulgence réitérée face à des pratiques abominables. Oui, il y a du monstrueux et du complaisant chez cet "accro du sexe qui ne goûtait même pas à la sexualité", mais il déborde aussi d'énergie, de singularité, de générosité. "Alors que Heidegger tourne en rond sur son territoire natal", Sartre va sans cesse de l'avant, n'hésitant pas à penser contre lui-même, toujours sous pression dans "un siècle noir, moralement compromis". Et pour en revenir à son conflit avec Camus, comment ne pas se sentir plus proche d'un Roquentin mal à l'aise que d'un Meursault froid et impassible ?
Vivacité d'écriture, justesse des contextualisations, hommages aux plus sensuels des existentialistes -Simone de Beauvoir en tête... Dans la palette de Sarah Bakewell, le lecteur trouvera aussi les outils pour décrypter les méandres parfois obscurs d'un courant résolument multi-directionnel. "Évidemment, reconnaît-elle, ceux qui connaissent 'L'Être et le Néant' et 'Être et le Temps' seront surpris de retrouver leurs chefs d'oeuvre découpés en petits morceaux.et mélangés comme des brisures de chocolat dans un cookie, plutôt que sous la forme d'une tablette entière, en quelque sorte"... Banco ! du cocktail à l'abricot à l'art des cookies, on n'a plus envie d'en sortir, de ce café existentialiste, rendez-vous incontournable pour tous les esprits friands de philosophie à visage humain...
Au café existentialiste, Sarah Bakewell (Albin Michel). Coup de projecteur sur TSFJAZZ jeudi 26 avril (13h30) avec l'éditrice de l'ouvrage, Anne Michel.