Ray Charles (par Frédéric Adrian)
Cette fois-ci, pas de destin tragique façon Otis Redding ou Marvin Gaye, encore moins d'odyssée sulpicienne à la Stevie Wonder. En s'attaquant à l'âme coriace de l'interprète d'Hit the Road Jack, le journaliste de Soul Bag Frédéric Adrian, biographe aussi concis que rigoureux des icônes musicales afro-américaines, n'a pas choisi la facilité. Car aussi mythique soit-il, le parcours de Ray Charles a aussi connu des accrocs, des aléas dans le champ créatif et des embardées pas toujours reluisantes.
La longévité n'explique pas tout. Marqué dés l'enfance par une série de drames (le compagnon de sa mère abattu par des émeutiers racistes, la noyade de son frère, la cécité irréversible...), le natif d'Albany s'est forgé un tempérament obstiné, dur en affaires, peu enclin au sentiment, aux doutes et à la modestie. Ray Charles fait preuve en même temps d'un volontarisme admirable, sans jérémiades et avec cette capacité, du moins au début de sa carrière, à remettre les compteurs à zéro. Il va même jusqu'à faire le voyage de la Floride à Seattle pour se relancer ! Il fonce, voilà tout.
La canne pour aveugle ? Bullshit ! Mieux encore, The Genius exulte dans la transgression... Enjazzé dans le tréfonds de son art, il réussit un périlleux virage vers la country. Au contact du très expressif Guitar Slim, il jette son costume de clone de Nat King Cole pour un chant plus rugueux, moins poli. De fait, avec I've Got a Woman et surtout What'd I Say, Ray Charles laïcise le gospel. De quoi s'attirer quelques remontrances. "Le seul problème, déclare le chanteur folk Josh White, c'est la façon dont il prend un spiritual et en fait une chanson de sexe"...
La bien-pensance rugit encore d'avantage lorsque le même homme défraie la chronique avec ses seringues d'héroïne et ses 12 mômes auprès de neuf femmes différentes ! Moins anecdotique, sa tournée controversée en Afrique du Sud sous l'Apartheid, lui qui était pourtant monté au front lors de la marche de Washington emmenée par Martin Luther King... De manière tout aussi étonnante -mais là, sa responsabilité est bien moins engagée-, il chante au Palais des Sports de Paris, en 1961, à l'endroit même où l'on venait de parquer les Algériens après la manif pro-FLN du 17 octobre réprimée dans le sang... Pas toujours facile à suivre, Brother Ray...
Même ses plus grands fans, surtout en France, ont du mal à ne pas percevoir, au fil des décennies, un certain laisser-aller, un manque de renouvellement, ou alors des choix crossover plus ou moins discutables. Il raffole de Michel Leeb, également... D'une placidité exemplaire face à certains de ces errements, Frédéric Adrian a le mérite de ne pas fermer les yeux. De toute façon, il sait -et nous savons- que la vie de Ray Charles reste un roman fabuleux et que l'essentiel de sa musique l'est tout autant.
Ray Charles, Frédéric Adrian (Castor Astral). Coup de projecteur avec l'auteur mercredi 2 mai, sur TSFJAZZ, à 13h30.