Mardi 18 septembre 2018 par Ralph Gambihler

J'ai le regret de vous dire oui

Ce maestro est d'abord un maelström. Michel Legrand revient sur sa prolifique trajectoire dans un ouvrage tellement délicieux qu'on en redoute le point final. Il s'est déjà raconté, certes, sauf que cette autobiographie enrichie dont un premier jet était sorti sous le titre Rien de grave dans les aigus en rajoute dans la sincérité, l'aventure et l'espérance, ne serait-ce que dans le récit en trois actes consacré à Macha Méril, l'inoubliable interprète d'Une Femme mariée... Mariée, depuis, avec l'auteur de Legrand Jazz.

Ainsi se parachève, au carrefour du baroque, du swing et du romantisme, l'identification entre le musicien et sa musique. C'est une mélodie des quatre saisons, le parcours façon Once Upon a Summertime -version anglaise de La Valse des Lilas- de Michel Legrand. Mieux encore, une symphonie, malgré la fausse note initiale de son chef d'orchestre de père, Raymond Legrand, compromis par intérêt sous l'Occupation, menteur, superficiel, abandonnant sa famille. Peu rancunier, le fils se résoudra plus tard à n'entretenir avec cet homme que des liens vaguement affectueux, sans profondeur. "En faisant le deuil du père qu'il n'est pas, je deviens ami avec Raymond".

Des pères de substitution vont remplir les trous d'âme: Francis Lemarque qui a traversé la guerre tout autrement, Jacques Canetti qui fabrique professionnellement le jeune Legrand chez Philips ou encore, de façon plus inattendue, Louis Aragon. Des pères et des frères... Le jour où meurt Boris Vian, Jacques Demy commence le tournage de Lola. C'est évidemment l'axe central, ces tours de magie avec parapluies ou demoiselles auprès de Jacquot de Nantes. Même si parfois ça dissone. Ce jour de palme cannoise, par exemple, quand Demy souffle à l'oreille de son alter ego: "Ne monte pas, c'est uniquement le metteur en scène !"... L'alter ego en question reconnait dans le même temps qu'il n'était pas prêt à accompagner le cinéaste désenchanté lorsque ce dernier entendait donner une teinte de moins en moins "minnellienne" à son œuvre...

Regrets, ratages, confessions... Voilà bien une autobiographie qui tord le cou au prétendu narcissisme parfois imputé à son auteur. C'est l'humilité incarnée, au contraire, qui resplendit lorsque Legrand raconte Miles Davis, Bill Evans, Stan Getz... On adore aussi ce premier contact homérique avec Sarah Vaughan dont il balance par la fenêtre d'une voiture le joint qu'elle lui tendait fraternellement. Plus tard réconciliés, "l'affaire du joint est bel et bien oubliée. C'était un pétard mouillé."

D'autres portraits encore : la tordante avarice de Maurice Chevalier, (Sa jeune compagne lors d'une soirée à plusieurs: "-Dites-moi, Maurice, je peux servir les fromages ? -Inutile, ma chérie, il y en a déjà eu dans les pâtes"...), Nougaro et son ivresse non moins généreuse, Jean-Luc Godard dont il mettra en musique trois films ("Aucun cinéaste mieux que lui ne tutoie la liberté") ou encore Stéphane Grappelli scotché à Questions pour un champion ! Magnifique chapitre, également, consacré à l'interprète de cœur, Barbra Streisand, qui un soir fait durer des répétitions jusqu'à plus soif pour le seul plaisir du moment partagé avec l'un des musiciens qui l'a le mieux comprise.

Plus un compositeur est soumis à des contraintes, plus il est libre, lui a un jour enseigné celle qu'il surnomme sa "mère en musique", Nadia Boulanger. Michel Legrand n'aura guère cessé, somme toute, de rencontrer des frontières pour mieux les pulvériser, alliant le fantasque et l'adrénaline ("Quand je n'ai pas le temps de chercher, je trouve"...), mais aussi une sensibilité à fleur de peau pour exceller dans son art. Avec le concours de l'indispensable Stéphane Lerouge, il se promène dans ses souvenirs avec une virtuosité insatiable qui nous le rend encore plus nécessaire.

J'ai le regret de vous dire oui, Michel Legrand (Fayard)