Dimanche 30 septembre 2018 par Ralph Gambihler

La reprise, histoires (1) du théâtre (I)

Brecht est Suisse. Il s'appelle Milo Rau. Face à l'insoutenable -la mise à mort en 2012 d'un jeune homosexuel d'origine maghrébine, Ihsane Jarfi, coincé par quatre types alors qu'il sortait d'un bar gay à Liège, ce natif de Berne déploie sa mise en scène dans un double mouvement: mise à distance, mais aussi représentation de la violence.

Brecht, mais aussi Lars Von Trier. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, à l'instar du sulfureux cinéaste danois, Milo Rau a conçu lui aussi un manifeste. "Le but n'est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle", peut-on y lire. Toute pièce, ajoute Milo Rau, doit au moins intégrer deux langues différentes, deux acteurs non-professionnels et une scénographie ne dépassant pas vingt mètres cubes. Le public, enfin, doit avoir accès à ce qu'il y a en amont du récit: l'enquête préalable s'il s'agit d'un fait réel, le casting, les répétitions...

Il s'agit aussi de faire théâtre là où ça fait mal. Dans ses précédents travaux, l'Helvète dépoussiéreur a abordé le génocide rwandais, l'affaire Dutroux, les dernières heures du couple Ceaucescu. Ici, Liège, cette cité fracassée dont les usines ont fermé et où jouer comme figurant chez les Dardenne reste le seul horizon qui vaille. Liège, où Ihsane Jarfi, un soir de pluie, a prié dans un coffre de voiture avant d'agoniser au pied d'un pylône électrique.

C'est Tom Adjibi qui prête sa remarquable intensité de jeu au malheureux Ihsane. Avant d'entrer dans la peau du jeune homo massacré, le comédien, qui est d'origine béninoise, évoque un autre type de discrimination. Avec beaucoup d'humour (la pièce n'est pas toute de noirceur...), il confie au public qu'on lui a toujours proposé, jusqu'à présent, de "jouer des origines, pas des personnages". Il chante aussi magnifiquement la Cold Song de Purcell. À un autre moment, il cite un texte de Wajdi Mouawad sur ce qu'il adviendrait au cas où un acteur envisagerait de se pendre sur scène. Les spectateurs resteraient-il assis sur leur siège sans réagir ?

Cette manière d'interpeller le public n'a rien d'accessoire. De fait, Milo Rau démine le pêché de reconstitution et enraye tout sentiment de gratuité ou de complaisance lorsqu'advient la "reprise" du meurtre lui-même. La justesse d'émotion, elle, est au rendez-vous, notamment grâce à un usage novateur de la vidéo. Sur le plateau, les comédiens sont seuls avec leur texte alors que sur l'écran au-dessus d'eux, la même scène est intégrée dans un environnement précis: un grand lit, une discothèque... Cette pièce a mis Avignon K.-O debout l'été dernier. Elle est effectivement d'une puissance sans nom.

La Reprise, histoires (1) du théâtre (I), Milo Rau, Théâtre des Amandiers, à Nanterre, jusqu'au 5 octobre.