Dimanche 7 octobre 2018 par Ralph Gambihler

Hollywood Africans

Sur l'autel de la virtuosité et dans l'écrin néogothique de la cathédrale américaine de Paris, le pianiste et chanteur néo-orléanais Jon Batiste offre un concert tout en vibrations. Drôle d'endroit, dira-t-on, pour un événement aussi profane même si on a déjà pu y organiser, par le passé, de drôles de messes genre soirées costumées ou défilés de mode avec fêtards et DJ's à volonté.

Le décor, à vrai dire, n'a rien de saugrenu pour un musicien qui tient à la fois de l'entertainer et du preacher, d'autant que son nouvel album, Hollywood Africans, produit par le légendaire T-Bone Burnett, a aussi été enregistré dans une église, du côté de La Nouvelle-Orléans. Cela s'entend. Le timbre de voix, le son de piano...  À l'orée de ses 32 ans, Jon Batiste est en plein cheminement spirituel avec à la clé un univers plus mature, d'avantage introverti et véritablement animé, pour le coup, par le sens de ce qui est "sacré"...

Il a bien évolué, le dernier rejeton de la dynastie des Batiste, depuis qu'on l'a découvert il y a quatre ans sur la scène du North Sea Jazz Festival. On avait gardé le souvenir d'un elfe sautillant jouant du piano debout et survolté comme s'il emmenait un brass-band en plein Congo Square. À cette époque, il chantait déjà St. James Infirmary mais dans une gamme plus exubérante. Sur le disque qui vient de sortir, et aussi lors du concert à la cathédrale américaine, le même morceau respire sur un tempo méditatif, entrecoupé de silences. on dirait presque la suite de la plage tout aussi bluffante qui précède et qui est inspirée d'une sonate de Chopin.

L'homme aussi a évolué. Il a rejoint la direction artistique du National Jazz Museum de Harlem avant de se voir confier l'animation musicale d'un célèbre late-night show. Entertainer et preacher, on y revient... Il s'est aussi laissé pousser la tignasse. Le sourire, à présent, lui mange carrément tout le visage tandis que l'ego parait d'avantage pénétré de toute une réflexion sur les discriminations et les masques que plusieurs générations d'artistes de couleur ont été contraints de porter au sein de l'industrie culturelle américaine. Le titre de l'album en témoigne. Il est emprunté à une toile du subversif Jean-Michel Basquiat.

"Je n'ai plus besoin de porter le masque", proclame-t-il aujourd'hui... Le What a Wonderful World de Louis Armstrong devient ainsi une prière, The Very Thought of You un murmure. Il ose une Nocturne No. 1 in D Minor de son propre acabit, toute en toucher percussif et avec des accents latins qui font mouche. L'humour n'a pas disparu, à l'instar de l'échevelé Kenner Boogie qui ouvre ce disque dont le plus beau morceau, Green Hill Zone, transcende avec des cordes discrètes l'ancienne rengaine d'un célèbre jeu vidéo. Le côté Soul Man domine les dernières plages. Deux chansons magnifiques, même si elles ne nous font pas oublier le génial instrumentiste: Is It Over avec son orgue et ses chœurs, et surtout le poignant Don't Stop qui cite une sonate de Beethoven avant de nous emmener ailleurs... "Croyez-vous en l'existence de l'âme dans le monde moderne?", demandait-on au producteur joué par Jean-Pierre Melville dans À bout de souffle... Jon Batiste n'a pas besoin de répondre à cette question, sa musique et son sourire sont suffisamment éloquents.

Hollywood Africans, Jon Batiste (Verve Records)