Frère d'âme
Les tranchées, on commence à saturer. Surfant à son tour sur le centenaire de la boucherie 14-18, David Diop trouve en même temps un angle d'attaque original. Dans un déluge de feu, émerge Alfa, tirailleur sénégalais qui s'en veut de ne pas avoir abrégé les souffrances de son frère d'armes (Un frère d'âme, surtout...) mortellement atteint par un coup de baïonnette.
Alfa se libère dès lors "des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines», surtout lorsqu'elles portent l'imprimatur des Blancs. Violence pour violence, il opte pour la moins cynique, rampant en cachette jusqu'aux lignes ennemies, débusquant et égorgeant l'Allemand avant de venger son ami au coupe-coupe. Soir après soir, Alfa ramène une main, puis deux, puis trois...
Au début, notre homme est fêté comme un héros. L'armée française adorait, à l'époque, terroriser l'ennemi avec ses soldats "Banania" pour lesquels elle avait par ailleurs un profond mépris. Sauf qu'au quatrième trophée ainsi "manucuré", l'effroi s'empare de la tranchée. Alfa est trop sauvage. Ou alors sa sauvagerie n'est pas assez "civilisée". Qu'un quatre étoiles envoie des jeunes soldats au casse-pipe, c'est dans l'ordre des choses, mais qu'un tirailleur sénégalais se fasse justice en fonction de ses seuls principes, voilà un motif à scandale.
Renvoyé à l'arrière-front, Alfa se désape, hélas, de son intensité romanesque, et David Diop s'égare quelque peu en convoquant le passé africain de son personnage, entre une mère réduite en esclavage, un père paysan acharné à sauvegarder ses traditions et une jeune amoureuse offerte à des premiers ébats sensuels. L'évocation d'un conte faisant intervenir une princesse et un sorcier-lion nous éloigne définitivement des tranchées. Les jurys des grands prix littéraires qui ont flashé sur Frère d'âme n'ont dû lire que la première partie du roman.
Frère d'âme, David Diop (Le Seuil)