Lundi 6 mai 2019 par Ralph Gambihler

Sinatra par Bret Easton Ellis...

Quand Bret Easton Ellis troque le roman pour l'essai, tout le monde en prend pour son grade: les réseaux sociaux, la génération "dégonflée" des milléniaux, le conformisme asphyxiant, l'engouement autour du film Moonlight, (pas assez gay pour l'auteur, paraît-il), ou encore l'hystérisation d'une certaine gauche américaine face à Donald Trump... Le trait est féroce, parfois injuste, souvent percutant. Avec en bonus un passage collector sur Frank Sinatra.

Car si d'après Ellis nous sommes entrés dans l'ère du Post-Empire, The Voice, quant à lui, restera l'icône bravache et indestructible de l'Empire. Le flash survient un soir de 2015, lorsque l'écrivain visionne un documentaire d'Alex Gibney, All or Nothing At All, sur le parcours de Sinatra. C'est à la fois le "self-made man fait roi" et le bonhomme souvent cabossé par le destin qui fascinent l'auteur. Ava Gardner, la Mafia, JFK... Sinatra encaisse et se redresse.

Dans sa façon d'interpréter ses chansons, avec ce phrasé, ses inflexions vocales et ce "pragmatisme tragique" qui imprègne tout son répertoire, il transforme ses blessures en art, nouant avec son pays un lien bien plus fort que le simple fait de "ratisser un milliard de visiteurs sur YouTube". L'Empire l'a construit, lui l'a influencé, enchaîne Bret Easton Ellis. D'ailleurs, Sinatra ne s'est jamais excusé de rien malgré les attaques de la presse dans sa période Rat Pack. "Libre et blanc et mâle, il pouvait être dissolu et drôle, contradictoire par moments, sans détour et joueur, parfois matamore, ou bien perdu ou hanté, séduisant, querelleur et même franchement bizarre -un homme tout simplement, sans remords". 

Il n'y aura plus jamais un autre Sinatra, observe l'auteur de Suite(s) Impériale(s). "Ni la culture populaire, ni notre société, ne fonctionnent plus comme ça, en permettant à un individu d'échouer de façon répétitive et de se remettre en selle, d'agir effrontément et parfois coupablement"... Et cela ne vaut pas que pour The Voice. D'après Bret Easton Ellis, Miles Davis ou James Brown auraient eux aussi été broyés par notre "culture de l'autocensure" où "chacun avance sur la pointe des pieds", l'excellence créatrice vacillant sous nos peurs, nos anxiétés et nos ignorances.

Et si Sinatra rechantait aujourd'hui The Lady is a Tramp, s'interroge malicieusement Bret Easton Ellis ? "Masculité toxique ! N'achète pas ses disques, camarade ! Boycotte la maison de disques !". Serait-il, dés lors, condamné à n'interpréter que des morceaux "susceptibles de nous faire nous sentir mieux à-propos de nos identités, en ignorant les réalités cruelles de la vie et de l'existence humaine" ? Ellis en est persuadé, Sinatra aurait été dégoûté par la "teneur orwellienne" de notre époque... "mais je ne peux pas imaginer qu'il se soit incliné devant elle", conclut-il...

White, Bret Easton Ellis (Editions Robert Laffont)