Mercredi 9 octobre 2019 par Ralph Gambihler

Une monographie sur Keith Jarrett

Sur la couverture du livre, il a une position inverse à celle de la pochette du Köln Concert. La tête levée, les yeux ailleurs... On est au Carnegie Hall, en 1971. On dirait qu'il prie. Ainsi Jean-Pierre Jackson nous emmène-t-il, à l'ombre du sacré, sur les traces de Keith Jarrett à travers une monographie riche de concision et d'intuitions sur le pianiste le plus fascinant du jazz contemporain.

On sait à quel point il exaspère et s'exaspère. Jarrett, c'est le pianiste-star, la liturgie faite jazz, l'artiste aux mille caprices apparents qui voudrait qu'on se consume dans son art comme on communie aux œuvres de Bach. Un spectateur qui tousse, c'est la fin du monde. Jean-Pierre Jackson donne la mesure de l'exigence qui sous-tend un tel comportement. Keith Jarrett aspire d'abord à "la musique dans tous ses états, dans toutes ses facettes. Elle règne en maîtresse absolue et multiforme", par-dessus les styles, les répertoires et les instruments.

C'est d'abord en prodige qu'il l'assimile, notamment en obtenant dès cinq ans le premier prix dans une émission TV de Paul Whiteman, cador de l'académisme. Curieux collapse au regard des futures expérimentations de Jarrett. De fait, le "vrai" jazz, il le rencontre dans les livres. Un, en particulier: le Real Book, cette bible de standards fixés en partitions qui l'initie déjà à un certain équilibre entre composition et improvisation. La suite est d'avantage connue: Art Blakey, Charles Lloyd, Miles Davis... Trois grands noms, mais un malaise qui va s'accentuant. La cymbale dantesque du premier, la posture de gourou du second, la furie électrique du troisième... Autant d'entraves pour celui qui rêve d'un phrasé plus libre et plus intérieur.

C'est Manfred Eicher, on le sait, qui accordera, avec son label ECM, ce à quoi Keith Jarrett aspire le plus, à savoir une liberté inouïe dans sa quête de transcendances. Facing You en 1971, Belonging en 1974 avec Jan Garbarek, le Köln Concert un an plus tard... En solo ou en quartet, le pianiste tutoie la grâce. Il laisse également derrière lui des trésors cachés, comme cette hallucinante Survivor's Suite (1976) où il joue à la fois du piano, du saxophone soprano et de la flûte basse. Viendra ensuite le temps du trio consacré avec Gary Peacock et Jack DeJohnette, la réinvention de All The Things You Are dans le premier volume de Standards... Le temps de l'apaisement, enfin, lorsqu'au côté de Charlie Haden il distille un bonheur aussi ineffable que partagé avec Jasmine et The Last Dance.

"Au fond, conclut Jean-Pierre Jackson dans une "coda" de toute beauté, Keith Jarrett est un homme de la Renaissance". Au sens littéral tant il s'est renouvelé, mais aussi dans la conception historico-humaniste de ce terme, du temps où l'on savait savourer les classiques anciens, mais aussi "écrire des poèmes, faire la guerre, monter à cheval, secourir son prochain et toucher le luth ou l'épinette". Quelle belle croisade du genre humain et jazzistique que voilà !

Keith Jarrett, Jean-Pierre Jackson (Actes Sud), en librairie ce 9 octobre.