La dérivée Polanski...
L'impression, à un moment, de ne plus savoir où l'on habite... C'est bien la France de 2019, cet endroit où une police de la pensée façon Twitter vous dicte quoi faire, quoi ressentir, quoi voir ? C'est encore la patrie de Voltaire, ces pulsions déprogrammables, ces croisades en salles obscures, ces fantasmes d'autodafés ? C'est toujours le pays des Lumières, cette contrée où l'on fait de vous le complice d'un violeur lorsque vous prenez un billet d'entrée pour un film sur l'Affaire Dreyfus ?
Autour du bien faiblard J'Accuse de Roman Polanski se greffent au final de justes colères et des méthodes qui les déshonorent. La cause est entendue, des vies brisées parsèment désormais l'une des filmographies les plus accomplies du 7e art (sur le thème de la brisure, justement...), le réalisateur de Répulsion a conjuré ses propres traumas en infligeant d'autres souffrances et il n'est plus possible, face aux dénis qui enrobent jusqu'à aujourd'hui encore les violences sexuelles, de disserter sur le fameux "elle faisait plus que son âge".
La digue est rompue, soit. L'homme et l'artiste, on le suggérait déjà il y a deux ans lors d'une rétrospective agitée à la Cinémathèque, ne peuvent plus se sanctuariser l'un l'autre. Entretenant cyniquement un statut d'artiste protégé et disposant de tous les moyens quand tant d'autres cinéastes -des femmes, notamment- vivotent dans la précarité, Roman Polanski est devenu une triste exception culturelle. Ce qui la nourrit et la finance doit nous interroger, mais ce qu'elle produit ne peut pas nous désintéresser.
Car qu'est ce qu'une œuvre, après tout, que la superposition d'un imaginaire sur nos bazars intimes ? Qu'est-elle d'autre que la dérivée d'une dérive ? Celle dont Polanski est accusé écœure, comme ont pu écœurer bien d'autres profils d'artistes qui n'étaient pas seulement des artistes. So What ? Un déodorant de moraline et le tour est joué ? Mais quelle fadeur, alors, et que de grands vides dans les rayons de nos bibliothèques, de nos vidéothèques et de nos discothèques !
L'art n'est pas au-dessus de la vie, certes, mais il est à côté. Il en est une extension parmi d'autres, au même titre qu'une spiritualité. En proscrivant l'une de ses extensions, certaines féministes estropient leur propre cause. "Il ne s’agit pas de censurer mais d’ouvrir la parole", disait récemment Adèle Haenel dont le poignant témoignage a relancé le mouvement #MeToo. Les anathèmes ont malheureusement remplacé les paroles. Pendant ce temps-là, J'Accuse a dépassé en à peine une semaine le demi-million d'entrées. Les nouvelles "attachées de presse" de Roman Polanski, décidément, font un boulot remarquable.
501 000 entrées en première semaine pour J'Accuse, de Roman Polanski