Le Monstre de la mémoire
Ce corbeau sur un fond vert-gris, le regard oblique, rapace, prêt à picorer nos âmes et nos souvenirs... C'est lui, sur la couverture du livre. Lui, le monstre de la mémoire dont Yishaï Sarid déploie les ailes infernales dans le cerveau de son narrateur, un guide des camps de la mort sombrant peu à peu lorsqu'il comprend comment l'esprit de la Shoah est perçu, déformé, voire mis en scène dans son propre pays, Israël, même si le récit met d'abord l'accent sur les fameux "voyages de la mémoire" d'Auschwitz à Treblinka.
Sur un terrain aussi sensible, l'auteur n'y va pas de main morte. Ex-officier de Tsahal marié à la petite-fille de Moshe Dayan, il sait pourtant de quoi il parle. Il a lui aussi, comme des cohortes de jeunes Israéliens, participé à ces voyages scolaires où on se retrouve sans aucune préparation face à l'innommable. Rude contraste à un âge où on pense d'abord à faire la fête et à draguer les filles. Comment transmettre, comment instruire ces jeunes, s'interroge le narrateur ? Comment pénétrer dans leurs "pensées happées par les clignotements de téléphones portables" ? Comment leur faire prendre conscience du caractère universel de la Shoah sans pour autant s'envelopper dans le drapeau national en chantant l'Hatikva devant les fours crématoires ?
Prose grinçante, clinique, sans anesthésie. Rédigé sous la forme d'une lettre adressée au président de Yad Vashem (le Mémorial de la Shoah à Jérusalem), le rapport de mission tourne à la rage neurasthénique. À Majdanek, le guide saisit des chuchotements qu'il n'aurait jamais voulu entendre : "C'est ce qu'on devrait leur faire, aux Arabes"... Peut-être les a-t-il simplement cauchemardés, ces propos. Peut-être est-il dans le délire total lorsqu'il croit ressentir chez certains de ces lycéens élevés dans le culte de la force une admiration secrète pour ces Nazis si efficaces qui ont préféré massacrer en Pologne, laissant leur patrie "belle, pure, bien ordonnée"... Peut-être que ce "Monstre de la mémoire" imaginé par Yishaï Sarid n'est que pure fiction. Ou peut-être pas.
À moins que la fable funeste ne serve d'avertissement. Que devient le devoir de mémoire lorsqu'un ministre exige du narrateur une visite de camp ne dépassant pas la demi-heure, le temps de poser devant les photographes ? Quel sens prend la Shoah lorsque Tsahal sollicite à son tour le guide pour transformer un événement mémoriel en démonstration de force militaire ? L'absurde monte encore d'un cran lorsque le narrateur participe à la mise en forme d'un jeu vidéo pseudo-pédagogique. Objectif: fourrer suffisamment de cadavres dans les crématoires tout en sachant que le feu ne va pas s'allumer tant qu'on ne l'aura pas nourri d'assez de graisse...
On ferait fausse route à considérer Yishai Sarid comme un provocateur, digne rejeton d'une littérature israélienne qui scotche parfois par sa radicalité. C'est d'abord un lanceur d'alerte, un authentique Israélien fier de ce que son pays a incarné en termes de survie et de construction d'un pays viable, refuge pour tous les broyés de la nuit nazie. Sauf qu'à ses yeux, ce peuple ne peut être séparé de celui dont les membres, selon une vulgate trop répandue, se seraient laissés exterminer "comme des moutons". C'est le même peuple. Il a toujours eu des obligations morales. L'oublier, c'est effectivement transformer la mémoire en monstre.
Le Monstre de la mémoire, Yishai Sarid (Actes-Sud). Coup de projecteur avec l'auteur, ce vendredi 13 mars, sur TSFJAZZ, à 13h30.