Dimanche 15 mars 2020 par Ralph Gambihler

L'Amie américaine

"Ma truffe", "Mon petit François", "Truffaut chéri"... Ce n'est pas la énième maîtresse du réalisateur des Quatre Cents Coups qui s'épanche ainsi dans ses lettres. Helen Scott ne rechignerait pas, certes, à faire prendre une autre tournure à la complicité transatlantique qu'elle a nouée avec le jeune cinéaste de 28 ans. Elle sait bien, en même temps, que ni son âge, ni son physique, ni son caractère aussi fantasque qu'encombrant n'autorisent de tels fantasmes. Ne lui reste dès lors que les connotations érotiques au deuxième degré, une conception de l'amitié la plus élastique possible et une façon fantasque ou désespérée, au choix, de tout mélanger: le professionnel et le privé, les confidences et les réprimandes, le cinéma et la vie...

On dirait un film de la Nouvelle Vague, cette saga Helen Scott dont Serge Toubiana, co-auteur d'une biographie de référence de François Truffaut, tisse la toile, élucidant du même coup l'un des grands mystères de la correspondance du cinéaste parue en 1988. Qui était cette mystérieuse et récurrente publiciste américaine avec laquelle Truffaut échangeait régulièrement et que les cinéphiles connaissait surtout comme traductrice rieuse et chaleureuse lors des fameux entretiens avec Hitchcock ? Quel rôle jouait-elle au-delà de la promotion de ses films sur le sol états-unien ?

Si loin et si proche, Helen Scott... Son profil d'ancienne militante communiste blacklistée sous le Maccarthysme après avoir participé comme attachée de presse au procès de Nuremberg ne la prédispose pas vraiment à craquer pour des jeunes Français relativement distants avec les enjeux idéologiques de leur époque. L'hypothèse d'une liaison éphémère avec un ex-journaliste de L'Humanité (Pierre-Laurent Darnar) ayant viré collabo pendant la guerre lui confère inopinément un semblant d'ambiguïté. Peine perdue. Vérification faite (dommage que l'auteur s'en soit abstenu...), cet ancien amant a rompu, certes, avec le PCF, mais sans passer pour autant dans l'autre camp.

À vrai dire, ce n'est pas tant son pedigree de stalinienne repentie qui rend Helen Scott passionnante, ni même ses affres existentielles qu'un humour juif tente de de conjurer en permanence. Son rapport avec le 7e art et ceux qui le modernisent nous capte davantage. "Vous m'avez reconnue et j'en ai été très touchée", écrit-elle à son correspondant français préféré. Tout est dit: sa seconde vie dans les salles obscures, son attirance, au-delà de François Truffaut, pour des univers voisins: Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Rassam... La cinquantaine pétulante, elle se laisse "éduquer" par des plus jeunes. Pour le reste, il lui faut d'abord apprécier humainement quelqu'un comme Roberto Rossellini pour l'adorer ensuite au cinéma. Truffaut résume cela avec beaucoup de finesse : «La vérité est que je tombe amoureux des gens à travers les films, alors que vous c’est le contraire»...

Elle reste son guide, malgré tout. Quand elle lui conseille de vulgariser au maximum son tête-à-tête avec Hitchcock, il acquiesce et elle a raison. Ça coince, en revanche, quand elle tente l'amitié intéressée (il lui faut bien payer son loyer new-yorkais...) ou alors un rapprochement professionnel plus étroit et qui laissera quelques mauvaises cicatrices, notamment au moment de Fahrenheit 451. La relation restera asymétrique, Serge Toubiana en préserve avec tact les pointillés, à la mesure du quant-à-soi qui a souvent présidé au tempérament de Truffaut au-delà de ses déchirures intimes. Helen Scott ne sera d'ailleurs pas informée de la gravité de son mal en 1984. Elle meurt trois ans plus tard. Sa tombe n'est pas très loin de celle du cinéaste au cimetière Montmartre. Troublante et poignante histoire de cinéma.

L'Amie américaine, Serge Toubiana (Éditions Stock). Coup de projecteur avec l'auteur, ce lundi 16 mars, sur TSFJAZZ (13h30)