Samedi 21 mars 2020 par Ralph Gambihler

Morceaux de chevet par temps de confinement (Part 1)

1-Miles Davis, All Blues

Du blues ou une "espèce de blues" ? Kind of Blue, cet album-épicentre de l'histoire du jazz moderne n'a pas volé son titre à l'écoute de ce morceau emblématique amorcé par le trémolo ondulant et crépusculaire de Bill Evans. Une boucle qui tourne et qui tourne, le riff insistant de Paul Chambers à la contrebasse, Cannonball Adderley impeccable, John Coltrane puissant, Evans qui évite les touches noires... Et puis ce solo si lumineux de Miles Davis sur lequel Jimmy Cobb troque ses balais pour des baguettes-escales vers le nirvana. Ne reste plus, dès lors, qu'à se dépouiller de tout, comme Clint Eastwood buvant son sky dans In The Line Of Fire tout en se repassant sans cesse ce morceau d'anthologie.

2-Chico Hamilton, Blue Sands 

La grâce et la flûte. Celle de Buddy Collette sur ce Blue Sands si poétique, langoureux et emblématique d'un quintette des plus baroques. Le batteur Chico Hamilton le fonde à Los Angeles au mitan des années 50 en y intégrant notamment Fred Katz, un violoncelliste communiste. Carson Smith à la contrebasse et Jim Hall à la guitare complètent cette dream team du jazz West Coast tellement ensorcelante dans ses coloris. Musique de chambre, sonorités orientales... Même les mailloches du batteur font oeuvre de délicatesse avant qu'un solo de folie de Jim Hall ne déchire tout. La pochette en fond jaune de l'album participe de sa légende.

3-Donald Byrd, Cristo Redentor

De Donald Byrd à Kamasi Washington, il est souvent arrivé que des jazzmen entendent des voix. Le trompettiste natif de Detroit donne l'exemple en 1963 lorsqu'il associe pour le label Blue Note un orchestre de chœurs à un septette de jazz. Résultat: cet album atypique, A New Perspective, dont Cristo Redentor sera en quelque sorte le chant sacré. C'est devant la statue immaculée du Christ, à Rio de Janeiro, et alors qu'il était en tournée avec Nancy Wilson que le pianiste Duke Pearson conçut ce candique moderne où le souffle vital de Donald Byrd, deux minutes après l'intro, invite à une quête de soi autrement plus d'actualité qu'un quelconque lâcher-prise.

4-Joe Henderson, Recorda Me

Toujours en 1963 et toujours chez Blue Note, c'est le saxophoniste Joe Henderson qui grave ce merveilleux groove au tempo latin dans son premier album, Page One. En écho au Blue Bossa de Kenny Dorham sur le même disque, Recorda Me fait aussi entendre, dès la courte intro, un certain McCoy Tyner, non crédité à l'époque vu qu'il venait tout juste de signer pour Impulse! en tant que pilier du quintette de John Coltrane. Pour le reste, tout est icônique dans ces chorus du ténor qui s'enchaînent à merveille dans la première partie du morceau, sans oublier ces changements d'accords pulsant de tonalités différentes en si peu de temps. Le hard bop dans ce qu'il a pu avoir de plus entraînant...

5-George Gershwin, Rhapsody In Blue

Comment, dès 1924, le jazz devint la musique classique du 20e siècle. C'est à la demande du un peu vite proclamé "King of Jazz" Paul Whiteman que George Gershwin va composer ce concerto pour piano et orchestre dont la postérité s'amplifie en 1979 quand Woody Allen dans Manhattan, et avec le concours du New York Philharmonic de Zubin Mehta, offre à la rhapsodie de Gerswhin sa plus belle robe de soirée. Difficile de ne pas craquer d'emblée pour ce fameux glissando de clarinette convoquant ensuite toute une symphonie et offrant à New York la plus espiègle et la plus éblouissante des déclarations d'amour.

6-Herbie Hancock, Maiden Voyage

Bien sûr, il y eut le pavé dans la mare Watermelon Man et le non moins essentiel Cantaloupe Island, mais c'est bien avec Maiden Voyage, pièce-titre d'un album labellisé Blue Note en 1965, qu'Herbie Hancock va signer son assomption. Le voilier sur la pochette donne le ton: jazz par grands vents, rythmique océanique empruntée à Miles Davis (Ron Carter à la contrebasse, Tony Williams aux drums), George Coleman en mode croisière au sax, et puis ce monstre qui sort de l'eau, Freddie Hubbard toutes griffes dehors à 3'50 sur la vidéo avec sa trompette hallucinée... Il est temps bientôt d'accoster. En douceur, évidemment, avec un pianiste orfèvre en fluidité aquatique.

7-Hermeto Pascoal, Bebê

C'est son Bebê, son enchantement, son épiphanie harmonique... Gravé en 1973 dans A Musicà Livre, album survenant deux ans après sa rencontre sur Live-Evil avec Miles Davis, Bebê reste à jamais l'hymne universel d'Hermeto Pascoal, ce sorcier du Brésil à la barbe blanche hirsute et au regard albinos illuminé. Enjoué, échevelé et féérique, le thème met en valeur une flûte toute en sortilèges d'où la mélodie, comme les chandelles, brûle par tous les bouts. Une pure chanson sans paroles. Ou alors un chant d'oiseau qui, à la fin, se met à tutoyer la liberté.

8-Danilo Perez, The Saga of Rita Joe 

Introduction en douceur. L'écrin doré que confectionne en 2008 le célèbre arrangeur Claus Ogerman pour le pianiste panaméen Danilo Perez, pilier du quintette de Wayne Shorter, nous enveloppe d'abord en mode marée basse, comme une "mer de cristal" puisque l'album a pour titre Across The Crystal Sea. Sauf que les vagues de cordes pulsées de piano deviennent de plus en plus hautes. Danilo Perez surfe dessus, accélère le rythme, fait tomber les notes à profusion, comme des goutelettes de rosée... Le travail de production de ce seigneur de la musique populaire américaine qu'était Tommy LiPuma parachève la mue du joyau en véritable Palais des glaces.

 9-Art Blakey et The Jazz Messengers, Yama 

Pour quelles raisons certains diamants noirs ne deviennent pas des standards ? Question que Yama, composition du trompettiste Lee Morgan pour les Jazz Messengers d'Art Blakey, laisse à jamais en pointillés. Coincée en 4e position sur l'album A Night In Tunisia après le morceau éponyme et le non moins cultissime So Tired de Bobby Timmons, cette ballade manquait sans doute d'espace pour toucher commercialement son but. Lee Morgan l'avait dédiée à son épouse, Kiko Yamamoto ("Yama" signifiant également "montagne" en japonais...). Le voir lancer le thème sagement dans une vidéo TV avant de le conclure par un solo dont il avait le secret rend le morceau encore plus poignant.

 10-Michel Graillier, L'île aux cygnes 

Morceau ciselé plein cœur, si court, si définitif... Son île aux cygnes, le pianiste Michel Graillier, compagnon de musique de Chet Baker et de Barney Wilen (l'épopée Moshi), l'avait enregistré en 1991 avec, disait-il, "pour seuls témoins deux ou trois bougies et deux micros". C'est l'ancienne digue de Grenelle, à Paris, cette île artificielle rebaptisée Île aux cygnes et où se dresse la réplique de la Statue de la Liberté, qui l'avait inspiré. L'album, lui, sortira en 2002 sous le titre Fairly. Michel Graillier meurt quelques mois plus tard. A-t-il, depuis, revu Chet, sur d'autres îles aux cygnes plus célestes de nature où reposent les âmes rebelles et les poètes déchirés ?

10 morceaux de chevet par temps de confinement, 21 mars 2020.