Morceaux de chevet par temps de confinement (Part 3)
La mélodie et le vertige. Avec l'incandescent Love Song, diamant noir d'un album (Red Hail, 2009) dont les versants heavy metal ont par ailleurs dérouté les admirateurs du jeune pianiste arménien, Tigran Hamasyan signe le miracle dont rêvent tous les confectionneurs de playlist. On ne se lasse pas d'entendre et de réentendre la façon dont Ben Wendel reprend au soprano l'intro donnée au départ par Tigran, tandis que la chanteuse Areni Agbabian apporte une touche lyrique décisive à ce morceau caressé par un parfum d'Orient. À deux reprises, enfin, le batteur Nate Wood, solide pilier de ce collectif baptisé Atatta Rebirth, gratifie Love Song d'un coup de tonnerre qui déchire tout. Architecture harmonique parfaite. Ses notes perlées annoncent A Fable, deux ans plus tard.
La brume tombe sur Englewood Cliffs, ce 20 septembre 1963, lorsque Jackie McLean enregistre pour Blue Note le ténébreux Love & Hate dans les studios de Rudy Van Gelder. C'est le nouveau pote d'avant-garde du saxophoniste, le tromboniste Grachan Moncur III, qui lui a mitonné cette marche funèbre aux accents shakespeariens cisaillée par les coups de gong de Roy Haynes. Un vibraphoniste surgit aussi au cœur de la nuit. Ça tombe bien, Bobby Hutcherson a toujours été un musicien de la nuit. Un morceau à ne pas mettre un chat dehors, franchement, même si l'album a pour titre Destination... Out !
23/Elis Regina & Antonio Carlos Jobim, Águas de Março
Mythiques giboulées... Lorsqu'il célèbre sous parapluie les "eaux de mars" promesses de renouveau, Tom Jobim trouve en Elis Regina l'interprète, la muse et la partenaire la plus sensuelle qui soit pour faire entrer cette chanson au panthéon de la musique brésilienne. "Un pas, une pierre, un chemin qui chemine "... À vrai dire, ce qui chemine en premier lieu dans l'album Elis & Tom paru en 1974, c'est cette clarté de voix, ce mélange de force et de fragilité, de joie et de saudade qui ont fait la légende Elis Regina. Jusqu'à faire perdre ses moyens à l'enchanteur de la Bossa Nova, à voir certaines vidéos de l'époque... Elis lui opposait alors un fou rire communicatif dont elle avait le secret, cigarette à la main... Dolce vita dont le Brésil de Bolsonaro nous rend encore plus nostalgique.
Orages et rugissements, c'était son dada. Et voilà qu'avec Dreamers, sorti début 2008, le déjanté John Zorn fait tomber des pluies d'étoiles. Nekashim relève du paysage après l'averse, de l'arc-en-ciel pour guerriers au repos. On ne les reconnaît plus, les mercenaires de l'Electric Masada, le guitariste Marc Ribot en tête, mais aussi Jamie Saft aux claviers et Joey Baron à la batterie... Le vibraphone de Kenny Wollesen fusionne aussi à merveille avec la guitare et le Fender dans cette comptine juive nimbée de cymbales. Le easy listening est bien un art majeur quand John Zorn se met ainsi dans la peau d'un homme-orchestre aussi prométhéen en textures envoûtantes et en songes paradisiaques.
Cet enfant, Michel Petrucciani l'a toujours considéré comme le sien, au même titre qu'Alexandre dont il est le père biologique. Jusqu'à consacrer à Rachid Boutihane-Petrucciani, premier fils de sa seconde compagne Marie-Laure Roperch, ce qui est peut-être son chef d'œuvre. Parue en 1991 dans l'album Playground, cette sorte de valse toute en poésie et en accords altérés va s'enrichir, sur scène, d'une coda d'anthologie, crescendo pianistique de père à fils qui donne à cette composition une tournure poignante.
26/Horace Silver, Calcutta Cutie
Triangle, gong et clochettes de tambourin... Calcutta Cutie, c'est un peu le India Song d'Horace Siver. Autrement dit le reflet sublimement introverti de cette tonalité rieuse, punchy et funky avant la lettre souvent associée au pianiste aux standards argentés (Senor Blues, Sister Sadie)... On en retient déjà la mélodie féline, les cymbales hypnotiques, le saxe et la trompette qui introduisent le thème avant les tourbillons de piano langoureux. Quelques délicieuses sections swinguées donnent le change, jusqu'à ce solo de batterie de Roy Brooks, futur sideman de Yusef Lateef, où l'orage succède à l'arc-en-ciel. Le morceau le plus captivant, de toute évidence, de l'album Song for my Father qu'Horace Silver grave pour Blue Note en l'an 64.
Parenthèse chamanique que ce doux, calme et poignant Warm Canto... Le pianiste Mal Waldron l'enregistre en 1961 dans un album dont le titre est tout est un programme: The Quest... L'époque a beau rugir comme le Free en pleine ascension, le dernier accompagnateur de Billie Holiday persiste, quant à lui, à privilégier un toucher aussi délicat qu'inventif. Les avalanches de notes, pas son genre... Ron Carter en pinçant pour le violoncelle, c'est Joe Benjamin qui signe le superbe solo de contrebasse du morceau. Un ange passe en mode clarinette soprano. Il s'appelle Eric Dolphy. Tout est étrange et surréel, décidément, dans cette mélodie émargeant dans les limbes du jazz. On ne voudrait plus jamais atterrir...
"Un son de trompette si cru qu'il vous arrache la tête"... La revue Downbeat ne s'y trompe pas en 1963 à l'écoute de ce Katanga ! survolté façon soul-jazz qu'un trompettiste toxico qui va mourir clochard a composé deux ans auparavant du fond de sa prison californienne. Son nom ? Dupree Bolton. Comme le raconte si bien le journaliste Pierre Briançon dans San Quentin jazz band, Bolton a passé peu de temps à l'air libre. De quoi rendre cultissime cet enregistrement pour le label de la côte Ouest Pacific sous la direction du saxophoniste Curtis Amy, avec également un pianiste magnifique, Jack Wilson, qui a accompagné Dinah Washington jusqu'à sa triste fin. Jazz carcéral, donc... Le trait d'union avec le Katanga, cette province du Congo où Patrice Lumumba fut assassiné, le rend encore plus intense.
"La phrase se retient puis se brise sans autre rime ni raison que la sienne " (Bruno Krebs, Bill Evans Live, 2005). Elle se brise à 2'30 dans cette reprise à la fois triste et vibrante de la célèbre compo de Jimmy Rowles, notamment lorsque Bill Evans va chercher dans les aigus l'émotion la plus profonde du thème. Elle ne va plus retomber, cette émotion, dans la quintessence du trio formé par le pianiste avec Eddie Gomez à la contrebasse (dernière collaboration entre les deux musiciens) et la batterie toute en coloris, Eliot Zigmund. C'est en 1981, après la mort d'Evans, qu'on découvrira, dans l'album You must believe in spring enregistré quatre ans auparavant, cette version de The Peacocks. La traduction du titre en français est peu opérante. Le cri du paon, ici, ressemble plutôt à un chant du cygne.
Charlie Mingus avait raison: Lover Man est bien le morceau le plus déchirant de Charlie Parker, lequel eut du mal à pardonner à Dial Records d'avoir diffusé cette séance californienne de juillet 1946, juste avant qu'il ne mette accidentellement le feu à sa piaule, ce qui lui vaudra un séjour en psy à l'hôpital de Camarillo. Bird en manque, donc... Il est comme fou. Il voit des insectes à la place des musiciens. Il rate son intro. Il se reprend. Chorus en fragments. Howard McGee tente une diversion à la trompette, mais Parker continue à s'enfoncer. Dernières notes stridentes, chaotiques, comme des lambeaux de l'éclat d'autrefois. Et puis le silence... Si le jazz c'est la vie, messieurs les gardiens du temple, et si le jazz est aussi une histoire d'hommes et de femmes, pourquoi êtes-vous si sévères avec ce Lover Man d'anthologie ?
10 nouveaux morceaux de chevet par temps de confinement (20 au total), 27 mars 2020.