Les yeux de la momie
Mystificateur, mais lucide. Pendant trois ans (1979-80-81), calfeutré chez lui pour cause d'agoraphobie persistante, l'auteur de romans noirs Jean-Patrick Manchette a chroniqué dans Charlie Hebdo des films qu'il connaissait par cœur puisque c'est son fils, le si intuitif Doug Headline, qui lui en résumait le style et le propos. Le père se contentait de digérer la sensibilité de son rejeton en la malaxant avec son propre regard, acerbe mais aussi érudit tant les classiques du 7e art n'avaient pour lui aucun secret.
Résultat: cet inventaire décoiffant, Les yeux de la momie, réédité par les éditions Wombat pour le 25e anniversaire de la disparition de l'auteur de Laissez bronzer les cadavres ! et du Petit bleu de la côte Ouest. S'y côtoient des films souvent oubliés, d'autres qui ont mieux résisté au temps et surtout une pléiade de reprises sur lesquelles Manchette était bien plus intarissable. Une éthique du cinéma s'y fait jour. Elle n'a rien perdu de sa vivacité, et peut-être même de son actualité.
La vivacité, tout d'abord. On ne retrouvera plus ces accroches d'anthologie: "Plein de sous-merdes estivales se jettent par les fenêtres de projection. Certaines sont amusantes, mais pas plus que ça ". Ou alors: "Le printemps: il fait un temps à notuler, et le terrain s'y prête, il sort plein de petits films d'action qui ne cassent pas trois pattes à un canard, mais n'emmerdent pas non plus leur monde. Il ne sort pas que ça, hélas. Commençons par le pire "... Les lecteurs du Charlie de l'époque devaient bien se bidonner, et peut-être aussi méditer sur ce robinet des sorties dont leur chroniqueur attitré perçait la vanité. De toute façon, Jean-Patrick Manchette ne se pavanait devant aucune sommité.
Sa certitude, c'est que le cinéma comme "art noble" -Citizen Kane, par exemple- est derrière nous. Le reste n'est que vernis politico-culturel qu'il est jouissif d'érafler. Immunisé contre la Nouvelle Vague, Manchette brocarde Godard et ne sauve Truffaut qu'au regard de son film le plus académique (Le Dernier métro) . À l'exception de Fellini, les cinéastes italiens le font ricaner. Bertrand Tavernier n'incarne rien d'autre à ses yeux qu'une "veine nationale-populaire ". Il boycotte Bertrand Blier depuis Les Valseuses et qualifie Jacques Doillon de "meilleur cinéaste tchèque de France ". D'autres têtes de turc encore: Costa-Gavras qui fait parler un stalinien pour dénoncer le stalinisme (L'Aveu ), Wajda ("le célèbre con centriste, anus du pape en second ") vilipendé pour être resté dans son pays... Brian De Palma ne ne s'en sort pas non plus très bien.
Bref, ça déboulonnait déjà sec à l'époque. Statues et statuts dans la même benne à ricanements, non sans injustice et mauvaise foi. On en sourit quelques quatre décennies plus tard tant cette prose était vaccinée contre tout esprit de sérieux. Les rescapés du jeu de massacre, eux, nous enchantent: Maurice Pialat, Claude Miller ("On ne baigne jamais deux fois dans le même angle ", écrit Manchette à la vision de Garde à vue), ou encore Polanski dont il exhale le féminisme (!!) au regard du panache affiché par ses personnages de femmes. Cassavetes a également ses faveurs, tout comme Les Aventuriers de l'Arche Perdue. Là, on reconnaît la patte du fils, futur cofondateur de Starfix.
Lorsque Hitchcock meurt, il a ce cri du cœur: "Le cinéma d’A.H. n’est pas de l’Art, c’est simultanément une activité, une marchandise et une came. C’est sa grandeur. Car le grand cinéma ne peut être de l’Art, il doit être de la camelote, c’est obligé ". Came et camelote, forme commerciale subvertie de l'intérieur, quête d'une autre poésie au creux même d'une joaillerie de salles obscures qu'on n'aime jamais autant que dans ses atours usagés. Surtout lorsqu'elle nous fait de l'œil... Les yeux de la momie, finalement, c'est l'enfance de l'art.
Les yeux de la momie, l'intégrale des chroniques de cinéma. Jean-Patrick Manchette (Éditions Wombat). Coup de projecteur avec Doug Headline, vendredi 3 juillet, sur TSFJAZZ (13h30)