Mardi 15 septembre 2020 par Ralph Gambihler

Apeirogon

La plume de Colum McCann rayonne autant à hauteur d'homme qu'à vol d'oiseau. Entre ciel et terre, elle cerne au plus près la douleur et le combat commun de deux pères endeuillés -Un Israélien et un Palestinien- tout en prenant constamment de la hauteur, un peu comme ces oiseaux migrateurs qui reviennent comme un leitmotiv dans la construction si originale du récit. "Ici, tout est géographie ", écrit Colum McCann. Tout est ornithologie, pourrait-on rajouter, jusqu'à ce passage étonnant où un funambule en mal de happening pacifiste éprouve toutes les difficultés du monde à se procurer une colombe à Jérusalem.

Comment ce diable d'Irlandais établi à New-York s'y est-il pris pour se saisir des enjeux moyen-orientaux avec une telle force ? La réponse tient peut-être dans ces quelques lignes consacrées à l'ancien sénateur américain George Mitchell qui présida aux pourparlers de paix en Irlande du Nord dans les années 90. "On le surnommait Pantalon de fer eu égard à sa capacité surnaturelle à rester longtemps assis à écouter les récits des factions opposées ", écrit l'auteur. Quand il fut nommé au Proche-Orient en 2009, "il eut soudain le sentiment de marcher au milieu d'un autre puzzle éclaté, sauf qu'il était cette fois beaucoup plus difficile de trouver un bord plat par lequel commencer. "

À défaut de "bord plat", il nous reste l'apeirogon, cette figure géométrique dotée d'une infinité de facettes qui donne son titre au roman sans jamais en amoindrir la densité émotionnelle. Smadar, la fille de Rami, meurt dans un attentat-suicide perpétré par des kamikazes palestiniens. Quelques dix ans plus tard, c'est Abir, la fille de Bassam, qui est tuée par un garde-frontière israélien alors qu'elle sortait de l'école. Rami entend encore glisser, dans sa tête, les roulettes d'une civière en métal froide. Bassam garde précieusement avec lui le bracelet de bonbons de sa fille. Smadar avait 13 ans. Tout bébé, déjà, elle "dégageait un air d'intensité et de préoccupation. Comme si elle avait su quelque chose avant tout le monde ". Abir meurt à 10 ans. Son sourire "donnait l'impression qu'elle était au milieu d'une question permanente ".  Dans le Cantique des cantiques, Smadar signifie la vigne, l'éclosion de la fleur. Abir, cela vient de l'arabe ancien: le parfum, la flagrance de la fleur.

"Il suffit de deux miroirs opposés pour construire un labyrinthe ", disait Borges. Celui qu'empruntent Rami Elhanan et Bassam Aramin (citons au moins une fois leurs noms puisque ces deux âmes existent réellement...) leur attire bien des ennuis. Dans les écoles, les salles de réunion où ils enchaînent les conférences pour prôner le dialogue et la paix, les insultes peuvent facilement jaillir : traîtres, collaborateurs... Mais d'où sort cet Israélien qui dénonce sans cesse l'Occupation, et de quoi ce Palestinien qui a étudié la Shoah est-il le nom ? Leur nom, c'est le chagrin. Ils en font une arme, une mission. Il s'agit de se "glisser sous la peau " de ceux qui ne leur opposent que la peur et la haine. La retourner, cette peau... Exposer la chair à vif... Peut-être, alors, trouvera-t-on un "point de bascule "...

En attendant, tout un monde palpite autour des deux palpitants: la sarabande des checkpoints, les oliviers arrachés... À travers des chapitres souvent très courts, Colum McCann observe sans juger avec en prime, parfois, un humour froid. La compagnie israélienne des eaux a trouvé un dispositif pour que les villageois palestiniens paient l'eau beaucoup plus cher que les colons. Elle l'a baptisé "la clause piscine". Quand des émeutiers palestiniens renvoient la grenade lacrymogène lancée par le soldat israélien, ils appellent cela le "droit au retour ". Rami sait tout cela, mais il voit bien aussi l'énergie incandescente qui maintient son pays à flot. Israël "carbure au chaos", certes, et "craque aux coutures ", mais Israël tient le choc malgré toutes ses contradictions.

Il faut bien les faire vivre sur le plan littéraire, ces contradictions. Alors Colum McCann les fragmente en mosaïque sous des cieux gorgés d'oiseaux. En amont et en aval du récit où chacun des deux pères détaille précisément la journée la plus funeste de sa vie, leurs drames respectifs nous sont livrés en morceaux éclatés auxquels font écho d'autres correspondances: l'exploration du Jourdain par un missionnaire irlandais, le simulacre nazi dans le camp de ­Theresienstadt, Einstein qui demande à Freud comment éviter la guerre, Mitterrand et ses ortolans (les oiseaux, on y revient), John Cage et ses 4'33 de silence... Autant de fulgurances façon Chris Marker, autant de chorus, autant de contrepoints sans que jamais les deux pères endeuillés ne passent au second plan. Le requiem, entre-temps, est devenu une symphonie.

Apeirogon, Colum McCann (Éditions Belfont). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 17 septembre, sur TSFJAZZ (13h30)