Mardi 29 septembre 2020 par Ralph Gambihler

L'Anomalie

Comment résumer sans spoiler le récit jubilatoire que nous offre Hervé Le Tellier avec L'Anomalie ? On pourrait évoquer pêle-mêle un plan de vol qui tourne mal ou alors, pour être à peine plus concret, un Boeing qui passe à "la lessiveuse" entre Paris et New York, ou encore -et là, on opte pour le sibyllin- l'étrange destin d'une dizaine de passagers affrontant une part d'eux-mêmes dans un espace-temps soudainement détricoté. Désolé, ami lecteur, tu n'en sauras pas davantage.

Quelques indices, tout de même: l'action se situe entre entre une fin d'hiver et une fin de printemps de l'an 2021. Donald Trump a visiblement été réélu, et il déteste toujours autant les Français en général, leur président en particulier. Pour le reste, il peut se passer beaucoup de choses entre une fin d'hiver et une fin de printemps. On peut tuer ou se tuer, tomber malade ou amoureux, enceinte ou en dépression. Ce sont là, du moins en principe, des trajectoires actées, uniques, sans rémission. En principe...

Et si les principes passaient eux aussi, comme le Boeing du roman, "à la lessiveuse " ? Hervé Le Tellier, après tout, ne préside-t-il pas l'Oulipo cette société littéraire qui a toujours su jongler avec les codes et les contraintes stylistiques, à l'instar de son fondateur, Raymond QueneauL'Anomalie jongle ainsi entre roman choral et climax SF, étude de caractères et remake de la série Black Mirror. Tel chapitre emprunte au thriller gothique, tel autre au roman sentimental. La collection Blanche de Gallimard ne peut que s'enorgueillir du cas Victor Miesel, cet écrivain qui fait partie des personnages principaux et qui se revendique de Jankélévitch, mais un "Jankélévitch sous LSD ". Dans la même écurie, la Série Noire raffolera pour sa part des mésaventures de Blake, un tueur à gages se piégeant lui-même, dans tous les sens du terme.

On craque aussi pour cet architecte vieillissant et éternellement amoureux, ce chanteur nigérian d'afrorap, ce scientifique dont aucun enfant ne porte le nom ("à moins de promouvoir au rang de progéniture un obscur théorème " ), ou encore cette petite fille si attachée à sa grenouille et qui va peut-être parvenir, à la faveur de L'Anomalie à laquelle elle est confrontée, à partager un trauma longtemps enfoui. Que d'humanité dans chacun de ces personnages ! On les traiterait de mutants ou de programmes, ça les rendrait fous tant ils sont d'abord blindés de secrets et de fêlures. Hervé Le Tellier prend le temps de tous les présenter, un à un, laissant ses premiers chapitres s'achever en pointillés puisqu'à chaque fois survient en conclusion une mystérieuse arrestation.

L'Anomalie, elle, débarque en plein milieu du récit, tel un avion surgi de nulle part. De quoi entrecroiser différents jeux de couleurs pour créer à la fois un effet série et un effet arc-en-ciel. L'humour est aussi de la partie, notamment quand des représentants religieux entrent en scène. Ils sont aussi turbulents que les turbulences à la Christopher Nolan auxquelles ils sont censés donner sens, mais la personne qui supervise leur cénacle ne s'en laisse pas compter: "Je m’en fous, Dieu, pour moi, c’est comme le bridge : je n’y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu’ils se foutent eux aussi du bridge"... L'essentiel est ailleurs, effectivement. Ici, il a pour nom littérature ou alors évasion. Comme souvent dans ce roman si surprenant, l'un ne va pas sans l'autre.

L'Anomalie, Hervé Le Tellier (Gallimard). L'auteur est à réécouter sur TSFJAZZ dans un coup de projecteur signé Laure Alberne.