La Pensée blanche
Derrière le ballon rond, une conscience. Lilian Thuram, on le sait, s'est très tôt distingué dans le monde du football professionnel en se questionnant et en questionnant les constructions identitaires, les mécanismes du racisme et des discriminations, ainsi que les schémas de domination qui nous sont imposés et que parfois nous intériorisons. Au-delà de son titre provocateur, La Pensée blanche prolonge une réflexion qui tente constamment l'équilibre entre radicalité et nuances, ce qui n'est pas une mince affaire en ces temps de fractures raciales exacerbées sur les deux rives de l'Atlantique.
L'ouvrage séduit d'emblée quand son auteur, avec un ton faussement candide, énumère les déclics qui l'ont amené à reprendre un credo beauvoirien sur le thème: on ne naît pas blanc: on le devient. Ce hors-série d'un magazine, par exemple, regroupant il y a quelques années des textes de Césaire, Baldwin et Fanon sous le titre "La Pensée noire ". À quand un hors-série sur "La Pensée blanche ", s'interroge l'ex-international aux lunettes finement cerclées ? Autre déclic, ce dialogue avec l'un de ses amis: "Éric, tu as bien conscience que moi, je suis noir ? - Ouais. - Mais si moi, je suis noir, toi, tu es quoi... ? - Ben, je suis normal "...
Il en a tant dans sa besace, Lilian Thuram, des déclics et des anecdotes de la sorte, des remarques blessantes de footeux lâchées dans les vestiaires, des propos plus feutrés mais pas moins sidérants entendus dans d'autres cénacles... D'où un travail de déconstruction qui brasse large: Christophe Colomb et l'Amérique, le Code Noir, la colonisation dans ce qu'elle recèle d'avidité économique et de racisme systémique. Autant de hiérarchisations fossilisées où, sous le regard de la "pensée blanche" et sachant que le Blanc, lui, n'est "regardé" par personne, se dessine dans l'inconscient collectif blanc une positivité à défendre coûte que coûte.
Aucun complotisme en la matière, pas même un mépris revendiqué pour les Noirs. Thuram évoque plutôt, et la formule est jolie, un "blanc de mémoire ". Il nous encourage, non pas à déboulonner à tout-va, mais à admettre que "la pensée blanche donne un éclairage à l'histoire sous le seul angle des mythes qu'elle se construit en s'octroyant chaque fois un rôle avantageux ". De la "pensée blanche " au "privilège blanc ", l'appareil conceptuel de l'auteur perd malheureusement de sa solidité. Difficile de concilier, par exemple, un vibrant éloge de Clémenceau qui ferait rougir de plaisir Manuel Valls avec des affirmations du type "la pensée blanche détruit la nature", ou alors "la pensée blanche méprise le droit de grève", comme si aucun dirigeant politique noir n'avait jamais commis le moindre crime contre l'environnement et le progrès social.
Le Clémenceau que Thuram célèbre, c'est évidemment celui qui s'oppose à Jules Ferry sur la colonisation. Aucune mention n'est faite, en revanche, du Clémenceau briseur de grèves. Son procès de l'esprit des Lumières interroge tout autant. Montesquieu et Diderot garants de la poursuite de l'esclavage aux Antilles ? Peut-être, mais alors comment expliquer que les Lumières donnent naissance à la Révolution française et au fameux "Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! " de Robespierre ?
Même la conclusion, sous son vernis causes communes, laisse perplexe. On ne peut qu'approuver l'appel de Lilian Thuram à se débarrasser des prisons identitaires et à construire ensemble, Blancs et non-Blancs, un monde meilleur. Jusqu'à "ôter nos différents masques, de Noir, de Blanc, de juif, de musulman " ? Parce qu'on ne peut pas être à la fois noir, blanc, juif ou musulman et défendre en premier lieu l'identité humaine ? Lorsque Frantz Fanon, (puisque c'est visiblement à lui que Thuram fait référence avec sa tirade sur les masques) lançait à ses frères de peau: "Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille ", il était bien plus précurseur.
La Pensée blanche, Lilian Thuram (Éditions Philippe Rey)