Jeudi 15 octobre 2020 par Ralph Gambihler

Muse et insoumise, Delphine Seyrig for ever...

Souveraine et rebelle, elle nous manque toujours autant, 30 ans après ce triste 15 octobre 1990 qui nous a brutalement privés de l'aura si combative de Delphine Seyrig et de sa voix de violoncelle. Un père archéologue, une mère aristocrate. Elle avait de qui tenir pour faire date, ou alors pour rendre tellement crédible ce personnage des Lèvres rouges  (Harry Kümel, 1970), l'inquiétante comtesse Bathory qui se définissait elle-même comme "une belle étrangère un peu lasse, un peu mystérieuse, qui traîne son spleen d’une ville à une autre"

Alain Resnais est le premier à la propulser au sommet: L'Année dernière à Marienbad, Muriel... Le grand public, lui, se souvient surtout de l'impertinente fée des lilas dans le Peau d'Âne de Jacques Demy et de la si sensuelle marchande de chaussures de Baisers Volés sous la direction de François Truffaut. C'est là où Jean-Pierre Léaud parle d'elle comme d'une "apparition " et où elle lui rétorque qu'elle n'a rien à voir avec l'héroïne balzacienne du Lys dans la vallée. Le film remonte à 1968, un moment qui fait rupture chez Delphine Seyrig. Son grain de voix éthéré, sa beauté irréelle, elle les met alors au service du collectif et elle prête son appartement pour la réalisation d’avortements clandestins.

Ce féminisme-là est d'abord attaché à la liberté du corps, à l'émancipation sociale. Cela nuit à sa carrière. Dans Les Insoumuses (muse et insoumise, quel plus beau néologisme!), ce vibrant documentaire dont le titre vient du collectif de réalisatrices qu'elle a fondé au côté de Carole Roussopoulos et Ioana Wieder, on apprend qu'elle a été blacklistée par Daniel Toscan Du Plantier, le patron de Gaumont à l'époque, ainsi que par Yves Montand, cette autre "grande conscience" de gauche qui jugeait la comédienne trop militante.

Qu'importe, Delphine Seyrig poursuit le combat, caméra vidéo en bandoulière. Avec ses camarades de combat, elle détourne des images d'émission, s'évertuant souvent à donner une dimension ludique à ses engagements. C'est aussi une passeuse de luttes. Avec Sami Frey, son dernier compagnon, elle adapte en français un documentaire de Jane Fonda contre la guerre du VietNam avant de prendre fait et cause, toujours comme réalisatrice, pour Inês Etienne Romeu, une militante brésilienne torturée par la dictature. Ce féminisme d'antan se préoccupait de tous les corps. Il avait aussi une dimension internationaliste qu'on perçoit moins de nos jours.

Aurait-elle été jusqu'à gommer de sa mémoire ses "films d'hommes", ces "musiques d'hommes" auxquels une activiste en vogue nous somme aujourd'hui de ne plus prêter attention ? Delphine Seyrig aurait-elle renié Luis Bunuel et cet autre rôle mythique qu'il lui offre dans Le Charme discret de la bourgeoisie ? Aurait-elle opposé des boules Quies aux notes langoureuses de Carlos d'Alessio dans India Song ? Difficile de parler à sa place, elle qui n'est plus là. On croit comprendre, en revanche, qu'elle concevait ses deux vies -l'actrice et la militante- comme un continuum, précédant ou prolongeant sur grand écran ses trésors d'âme, jusqu'à peler une par une des pommes de terre dans Jeanne Dielmann, 23 quai du commerce... , ce film de Chantal Akerman si emblématique de l'aliénation domestique au féminin singulier. Même enveloppée dans le silence, sa voix portait encore.

Delphine Seyrig (10 avril 1932-15 octobre 1990)