Hold-up et Le Poirier sauvage
Week-end copieux, limite indigestion lorsqu'il s'agit de checker l'inénarrable Hold-up et son buzz infernal sur le thème tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le complot COVID19 sans jamais oser le demander. L'affiche de la "chose" -docu ? fiction ? propagande ?- donne le ton: fond noir et paranoïde alors que l'autre production-marathon (3 heures !) du moment, ce Poirier sauvage en replay sur Arte deux ans après sa présentation cannoise, bénéficie d'une affiche lumineuse, genre été indien. C'est dire à quel point l'œuvre du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan relève de l'ensoleillement du cœur et de l'esprit quand Hold-up , réalisé par un ancien sympathisant de La Manif pour tous, apparaît "à l'insu de son plein gré" comme le meilleur antidote au complotisme tant cette "chose" oscille entre le confus, l'interminable, le risible, la bêtise et la manipulation.
Sur le fond, passons. Hold-up ne recule devant rien lorsqu'il s'agit de cocher toutes les cases du conspirationnisme, jusqu'à tronquer et inverser par le montage le sens des propos tenus devant de jeunes polytechniciens par Michel Alexandre, le créateur du site Doctissimo, présenté soudainement comme un eugéniste invétéré. Ralentis ringards et musique pompeuse complètent le dispositif. Un ex-légionnaire anonyme dont la voix est déformée nous explique que le COVID est une arme bactériologique conçue par on ne sait quel Folamour (Bill Gates, apparemment...) et pour on ne sait quelle finalité. Cinq virus de la sorte "se baladent" en Europe. Le virus français ressemble comme deux gouttes d'eau au virus allemand.
À ce point distrait mais surtout sali par une telle "chose", il ne nous reste plus qu'un poirier sauvage pour retrouver à l'écran générosité, grâce et lumière. Aux antipodes de son Winter Sleep palmé en 2014 et emmaillotté dans une maîtrise formelle aussi rébarbative que son personnage principal de vieux théâtreux misogyne, Nuri Bilge Ceylan signe ici une œuvre bien plus généreuse et bien moins statique. Il reste encore une bonne dose d'amertume, certes, voire un peu d'aigreur dans le sourire moqueur de son personnage de jeune aspirant-écrivain revenant dans sa ville natale. Mais c'est surtout la fragilité de ce jeune homme qui transparaît. Son manque de perspectives, également, jusqu'à ferrailler avec un père instituteur aussi roublard qu'irresponsable mais dont la richesse d'âme émerge dans la dernière heure du film.
Des champs, une colline, des forêts ou encore un bord de mer... Multiples focales en bandoulière, la caméra déambule à hauteur de son personnage qui fuit constamment son appartement familial. Une amie de jeunesse qui s'apprête à se marier lui concède un ultime baiser après avoir enlevé son foulard. Un célèbre écrivain lassé de ses provocations explose de colère. Autre temps fort, cette joute champêtre avec deux imams locaux aux visions différentes. Les thématiques volent haut, mais la mise en scène les traite de manière plus charnelle que dans Winter Sleep, et avec une résonance bien plus contemporaine. (« Fouiller le Coran à la recherche d’arguments pour avoir le dernier mot, ce n’est pas très digne. »), sans oublier plusieurs allusions à la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan.
L'engourdissement que la filmographie de Nuri Bilge Ceylan suscitait jusqu'à présent s'est ainsi évaporé dans un sommet de lyrisme et de mélancolie, à l'instar de l'ellipse enneigée qui cisaille la toute dernière partie du film et à l'issue de laquelle s'éclaircissent bien des enjeux. Comment un arbre noueux, abîmé, peut-il donner des fruits aussi onctueux ? L'énigme de ce poirier sauvage n'a pas fini de nous hanter, bien loin des sirènes hurleuses et mensongères de certaines productions en vogue face auxquelles ce film fait si merveilleusement contrepoint.
Hold-up, Pierre Barnérias, à voir sur plusieurs plateformes en ligne. Le Poirier sauvage, Nuri Bilge Ceylan, en replay sur Arte.