Dimanche 3 janvier 2021 par Ralph Gambihler

Serge

Ronde macabre. Le diable, comme les dialogues, y crépite tel un feu d'artifice. Avec Serge, on retrouve comme dans Heureux les heureux, sa dernière réussite à notre goût, les talents conjugués de Yasmina Reza comme dramaturge et romancière, mais dans une tonalité différente, mi-livide, mi-désopilante, et avec une verve qui emporte l'adhésion lorsqu'elle nous embarque chez les Popper, cette famille juive d'origine hongroise d'où émerge une fratrie aux liens défraîchis malgré la persistance d'une "connivence primitive ".

Serge, la soixantaine bedonnante et sous antidépresseurs, en est la vedette égocentrique façon Jean-Pierre Bacri sous le regard de sa frangine et de son cadet de narrateur: "Chez ma mère, sur sa table de chevet, il y avait une photo de nous trois rigolant enchevêtrés l’un sur l’autre dans une brouette. C’est comme si on nous avait poussés dedans à une vitesse vertigineuse et qu’on nous avait versés dans le temps". Le sens de la répartie, lui, ne vieillit pas. "6000 euros le bouillon de céleri, les ordures !", lâche Serge prenant ses jambes à son cou lorsque la jeune compagne qui va bientôt le mettre à la porte l'embarque dans une cure en Suisse pour son régime.

Et lorsque sa fille apprentie-maquilleuse ("les cheveux remontés en ananas ") lui propose d'aller se recueillir à Auschwitz en prononçant "Osvitz", il explose: "Osvitz !! Comme les goys !... Apprends déjà à le prononcer. Je viens de lui payer à prix d'or une formation sourcils, vous voyez où on en est, maintenant elle veut aller à Auschwitz, qu'est ce qu'elle a, cette fille ? ". Ce "pèlerinage" dans les camps, c'est le point d'orgue du récit. Yasmina Reza en reprend des éléments connus -le forceps émotionnel, le côté parc d'attractions, les Israéliens lovés dans leur drapeau-, l'acidité en supplément.  Claude Lanzmann côtoie Lara Fabian, sonneries de portable et SMS s'incrustent dans l'impossible recueillement et pour finir, les trois membres de la fratrie règlent leurs comptes au pied d'un wagon plombé.

Vies sentimentales contrariées, parcours professionnels en dents de scie... La romancière complète le tableau avec brio, jetant un sort particulier à la Faucheuse qui emporte les membres les plus âgés de la famille ou du voisinage immédiat. Au domicile de l'un de ces trépassés, "quelques abat-jour en soie jaunie avec des cordons qui pendillent dispensent une lumière à se flinguer". Pour le reste, mieux vaut encore une fois en rire qu'en pleurer: "LCI " en guise de dernier mot d'une mère mourante sur son lit médicalisé, la Danse hongroise No 5 de Brahms qui se déclenche par inadvertance et à fort volume au sous-sol d'un funérarium... Humour grinçant et récit parfaitement huilé.

Serge, Yasmina Reza (Flammarion)