Mardi 9 mars 2021 par Michèle Giraudon

Adolescentes

Dans Petite fille, sa douceur d'écriture confinait au surpoids. Elle esquivait sciemment et de manière assez problématique tous les questionnements autour de Sasha, cet enfant en quête de féminin singulier. Sébastien Lifshitz trouve au contraire dans Adolescentes de quoi sublimer sa marque de fabrique: une caméra au plus près des battements de cœur, des pépites d'instants aériens, l'humilité dans l'approche de sentiments secrets et mystérieux. Aucun malaise, cette fois-ci, dans l'odyssée d'Anaïs et Emma tant elles s'intègrent à merveille dans l'univers du réalisateur, jusqu'à espérer qu'un documentaire décroche dans quelques jours le César du meilleur film. Ce serait amplement mérité.

Projet au long cours. Deux flux, deux visages, de la 4e à la terminale. Deux profils inséparables, surtout, alors que tout est censé opposer Anaïs la délurée, la rondelette, la prolétaire, à Emma l'introvertie, fine liane labellisée CSP+. Toutes deux finiront par quitter Brive, cet aplat de France profonde qui ne modèle en rien leur identité. La banlieue, Paris ou Nice, ce serait une autre histoire...

Mais Brive, c'est d'abord leur histoire à toutes les deux, l'amitié et l'éloignement, le trait d'union puis deux constellations en parallèle, l'origine sociale traçant pour chacune un sillon particulier, ne serait-ce qu'au niveau des études suivies. Même ce syndrome universel de l'adolescence, à savoir les tensions avec les parents (la mère, surtout, puisque chez Lifshitz les pères sont absents ou faussement absents...), emprunte des couloirs différents: chez Anaïs, on est dans le passionnel. Emma, c'est à la fois plus sourd et plus nerveux.

Au fil des saisons, des plans de coupe empruntés à une autre texture narrative viennent rythmer l'immersion tout en faisant office de repères chronologiques: Charlie Hebdo, le Bataclan, l'élection de Macron... Emma encaisse, Anaïs sort de ses gonds. La première refoule ses larmes au moment du recueillement national tandis que la seconde sermonne sa famille sur les méfaits de l'islamophobie... avant de faire la tronche au moment où Marine Le Pen est battue à la présidentielle. "Sale bourge ! ", lâche-t-elle lorsque le vainqueur fait son discours au Louvre.

D'autres étapes -examens, amourettes, coucheries- jalonnent ce voyage dans le temps de manière plus classique, mais avec toujours la même grâce harmonique accentuée par un montage dopé à la fluidité. Les traits du visage se modifient légèrement, y compris à cet âge. La voix trouve d'autres intonations. On est collé à Anaïs et Emma. "Qu'est ce qu'elles jouent bien ! ", se dit-on à un moment alors qu'elles ne jouent à rien, indifférentes à la caméra si discrète qui attrape des fragments de leur âme. Il n'y a que dans la toute dernière séquence que Lifshitz triche un peu. Ces retrouvailles d'avant le grand départ entre les deux jeunes filles devant la base nautique paraissent d'abord être une idée de metteur en scène. On peut aussi se dire que ce parfum de fiction en guise de conclusion, c'est presque le documentaire érigé au niveau du grand art.

Adolescentes, Sébastien Lifshitz, Arte Vidéo.