Billy Wilder et moi
À qui s'identifie Billy Wilder lorsqu'il tourne en 1977 son joyau crépusculaire, Fedora ? Sans doute à deux fossiles à la fois: le producteur old school (William Holden) qui tente de convaincre une vieille star de faire son comeback et la star elle-même, cette Fedora toute décatie qui entretient sa légende par procuration en poussant sa fille (Marthe Keller) sous les feux de la rampe pour le meilleur et surtout pour le pire. De confection bancale et en complet contre-jour face à la vogue du Nouvel Hollywood, le film se fracasse au box-office. Ses fleurs maladives, tel un bouquet mortuaire pour usine à rêves ayant viré au cauchemar, n'ont pourtant pas fini d'exhaler un parfum intense.
Pour en redoubler l'arôme on ne peut guère compter, hélas, sur Jonathan Coe. Son récit, centré justement sur le tournage de Fedora sous le regard d'une jeune routarde grecque employée comme assistante, ne fait au mieux que paraphraser ce qui aura été l'un des films les plus sombres de Billy Wilder. Le romancier britannique, à vrai dire, paraît s'intéresser davantage aux conditions de production de Fedora et au fait que le film a bénéficié d'un financement allemand. Retournement aussi amer que savoureux pour celui dont la famille juive autrichienne fut emportée par la Shoah. "Si Fedora est un succès, disait-il, c'est ma revanche sur Hollywood. Si c'est un flop, ce sera ma revanche sur Auschwitz."
Dans un essai récent consacré au cinéaste, Emmanuel Burdeau avait creusé avec brio cette notion de "gravité" chez Billy Wilder. Gravité historique -il rêvait de tourner La Liste de Schindler, Spielberg l'a devancé- mais aussi au sens de pesanteur comme si, même à travers le rire, tout était d'abord affaire de poids chez l'auteur de Certains l'aiment chaud. Jonathan Coe en donne malheureusement une vision bien lourde (au mauvais sens du terme, cette fois-ci) et complètement à côté de la plaque lorsqu'il incruste au cœur de son récit un intermède laborieux sur le passé tragique du cinéaste en Europe à la manière d'un script de tournage. Fausse bonne idée qui affadit encore davantage tout ce qu'il pouvait y avoir de corrosif dans l'esprit de Wilder.
Comment enfin le lecteur enfin peut-il s'identifier à cette pimbêche de narratrice grecque ayant des vapeurs lorsqu'elle visionne Taxi Driver ("Ce n'est pas vraiment ce que j'attendais d'une soirée au cinéma ", minaude la pauvre chochotte...) avant de se revigorer à la projection d'un Lubitsch ? Est-on vraiment forcé d'opposer les deux ? Quelques pages savoureuses sur Billy Wilder désemparé par les questions absurdes que lui posent deux journalistes redonnent le sourire, ainsi que sa volée de punchlines à l'endroit d'un certain Al Pacino, le petit ami de Marthe Keller à l'époque. Pour le reste, mieux vaut revoir Fedora.
Billy Wilder et moi, Jonathan Coe (Gallimard)