Lundi 17 mai 2021 par Ralph Gambihler

Les Maréchaux de Staline

Après leur dantesque Barbarossa, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri empruntent le boulevard des maréchaux. Rokossovski, KonievVassilievskiMalinovski... Bien au-delà de Joukov, le vainqueur de Berlin, ces médaillés de l'Armée rouge auraient pu et dû bénéficier de la même notoriété qu'Eisenhower, Patton et Montgomery. Staliniens zélés, apeurés ou brutaux pour certains d'entre eux, ils étaient surtout la bravoure et l'allant stratégique incarnés face aux nazis même si l'Occident a préféré en retenir plus tard le cliché d'une phalange de vieillards pathétiques alourdis par le poids de leurs breloques.

On appréciera d'autant ces 17 biographies même si la réhabilitation d'ensemble ne va pas sans égratignures, surtout en ce qui concerne la première fournée de maréchaux -celle du milieu des années 30. Le pâle et servile Vorochilov, que les affaires militaires paradoxalement n'ont jamais intéressé, fait à ce propos bien triste figure. On savoure néanmoins son ultime bourde lorsqu'en 1956, répondant en tant président du Présidum à un courrier de la reine mère Elisabeth de Belgique qui s'inquiète d'un bain de sang en Hongrie après l'intervention des chars russes, il se mélange les pinceaux, ou plutôt les couronnes, et envoie sa réponse à... Elisabeth II d'Angleterre.

Boudienny, le "Murat rouge" qui met sur selle pendant la Guerre civile la fameuse Konarmia (une armée de cavalerie...) s'en sort un peu mieux avant de se ringardiser à vitesse grand V avec ses moutaches façon opéra-comique. De fait, c'est surtout Toukhatchevski qui rayonne. Stratège visionnaire, modernisateur de l'Armée rouge, cet aristocrate du Parti imprégné de nihilisme (et d'antisémitisme) a eu surtout le tort d'avoir aimanté autour de lui tout un réseau de chefs militaires au nom d'une vision commune en termes de doctrine et d'organisation. Derrière un tempérament aussi magnétique, Staline anticipa un nouveau Bonaparte que la purge emportera en juin 1937, lui et quasiment toute sa famille sur trois générations.

La "Grande guerre patriotique" voit naître d'autres grands soldats. On touche là à cette formidable résilience d'une armée humiliée lors de l'offensive allemande de 1941 mais qui va générer en son sein des cadors dont l'énergie au combat, hélas peu économe en vies humaines, aura raison de la Wehrmacht: "Dans la pâture stalinienne, il y avait deux taureaux". Ainsi les auteurs introduisent-ils la rivalité homérique entre Joukov et Koniev. "Crâne rasé, mâchoire de dogue ", ces deux-là se détestent. Staline en joue de la manière la plus cynique jusqu'à mettre leurs fronts à portée de canon l'un de l'autre lors de la folle course au Reichstag.

C'est Joukov qui deviendra le primus inter pares, statut que le plus valeureux des maréchaux, Rokossovski, aurait pu revêtir s'il n'avait pas été d'origine polonaise. Torturé et édenté sous la Grande Terreur (ce qu'il ne l'empêchera pas d'être le seul maréchal à vraiment pleurer la mort de Staline...), il joue un rôle décisif à Stalingrad, puis lors de l'opération Bagration. Sa science militaire ne cédait en rien à celle de Joukov, d'autant qu'il avait l'avantage sur ce dernier de gérer ses troupes par l'adhésion et avec un calme imperturbable.

D'autres maréchaux échappent eux aussi au syndrome de la brute épaisse envoyant sans scrupule ses soldats à l'abattoir: Chapochnikov le conseiller qui préfère sermonner les chefs d'opération à coup de "Mais qu'avez-vous fait, mon cher ?", Govorov qui n'adhère au Parti qu'en 1942 et dont le nom est associé à la défense et à la libération de Leningrad, ou encore le si peu martial Tolboukhine qui résiste vaillamment à la toute dernière offensive d'Hitler au sud de Budapest. Cet ex-officier tsariste (cela joue aussi dans son profil discret...) sera également le seul maréchal à avoir une "liaison égalitaire" avec une femme de son âge et de son niveau social, l'actrice Faïna Ranevskaïa rencontrée après la guerre.

Les Maréchaux de Staline, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri (Éditions Perrin)