Samedi 5 juin 2021 par Ralph Gambihler

À la recherche de Milan Kundera

Son Insoutenable légèreté de l'êtreMilan Kundera l'a déclinée à la première personne du singulier en disparaissant brutalement de la circulation après son passage à Apostrophes en 1984. Plus d'interview ou de prise de parole. Retranché boulevard Raspail, à Paris, il est devenu un écrivain-fantôme, laissant pour ainsi dire son œuvre se détacher de son être dans une sorte d'apesanteur, un peu comme l'âme de l'un de ses personnages lévitant au-dessus de son corps en plein ébat amoureux.

Avec ses qualités de plume et une sensibilité déjà appréciée en maintes occasions, la journaliste du Monde Ariane Chemin avait bien des atouts en main pour retrouver la trace de l'écrivain tchèque. Le jeu de piste laisse pourtant un arrière-goût mitigé. Une iconographie touchante, quelques précieux documents et deux ou trois épisodes savoureux méritent cependant le détour. On découvre notamment à quel point Kundera, alors même qu'il s'est jamais senti l'âme d'un dissident, a obsédé la police secrète de son pays d'origine. Son dossier avait pour nom de code "ELITIST".

Sur le chemin de l'exil, il débarque et déprime à Rennes avant que ses réseaux parisiens (de Edgar Faure à François Furet, en passant par Pierre Nora) ne lui rendent le sourire. Le courant passe aussi avec François Mitterrand, jusqu'à ce dernier repas où l'ex-président malade, qui a encore le droit aux ortolans mais plus aux huîtres, demande à l'écrivain de les gober à sa place. Les contrariétés vont pourtant surgir. L'écrivain découvre qu'il a été traduit de façon éhontée, ses romans en français sont mal accueillis et son passé lui revient en boomerang lorsqu'on l'accuse à tort d'avoir dénoncé dans sa jeunesse un opposant au régime.

De quoi le pousser à tout vouloir contrôler, voire cadenasser. Entré de son vivant dans la prestigieuse "Pléiade", Kundera supprime la belle préface d'Aragon comparant la répression du Printemps de Prague à un "Biafra de l'esprit " lors de la parution de La Plaisanterie. Un sort tout aussi équivoque (et rappelant de fâcheuses pratiques dans l'ex-bloc de l'Est...) est réservé à Philippe Sollers suite à une brouille. Ariane Chemin déplore à juste titre ses "mesquineries d'écrivain qui sont la nourriture des exégètes minutieux et des dîners en ville ".

Au final, elle ne parvient pas à rencontrer Milan Kundera. Ce dernier ne lui offrira le temps d'un bref coup de fil que sa "voix traînante " et "des choses douces comme une chanson sentimentale " avant que Véra ne reprenne vite l'appareil. Véra, c'est la femme de Kundera, sa vigie, son barrage. Il faut en passer par ses SMS et autres émoticônes, ses traits d'esprit dont le charme nous échappe, ses récriminations contre les gilets jaunes ou alors sur Poutine qui n'est pas un si mauvais bougre... En puisant davantage dans les romans de son auteur préféré, la journaliste-auteure aurait peut-être trouvé un "fil d'Ariane" un peu plus stimulant.

À la recherche de Milan Kundera, Ariane Chemin (Éditions du sous-sol)