Michael Cimino, God Bless America
Nous l'aurions tant aimé. Contrairement à plusieurs de ses œuvres, le Michael Cimino que Jean-Baptiste Thoret célèbre sur Arte suscite forcément empathie et émotion. Rien que cette voix spectrale et éraillée, comme revenue du bout d'on ne sait quel enfer, tel le film du même nom... Spécialiste reconnu du cinéma américain et de ses odyssées les plus accomplies, le journaliste et essayiste a pris la route avec le célèbre réalisateur en 2010, un an avant sa disparition toujours inexpliquée. Confidences précieuses, confrontées une décennie plus tard à un retour vers ces paysages que Cimino appréciait tant.
Une figure tutélaire hante ce pèlerinage si aéré, celle de John Ford. Le documentariste résume avec brio l'univers commun aux deux cinéastes: "l'importance des grands espaces, la question du peuple américain, la mélancolie des cérémonies, l'intimité rendue épique ". Clint Eastwood, avec lequel Cimino fait ses débuts de réalisateur dans Le Canardeur, appartient à la même famille. Dans un tout autre cadre, celui d'une ville ouvrière de Pennsylvanie qui paraît plus slave qu'américaine, Voyage au bout de l'enfer exalte là encore une certaine idée des États-Unis: famille, communauté, rituels entre bannière étoilée et église orthodoxe. Et puis soudain, le tableau monstrueux de la guerre.
Le cinéaste explique qu'il lui fallait créer, pour exprimer le vécu de tant de soldats envoyés au Vietnam, une "combinaison d'attente et de violence subite ". Ce sera la scène de la roulette russe. Et aussi le début des ennuis pour le réalisateur pourtant oscarisé. On l'accuse de gloriole nationaliste parce qu'il ne montre pas le Vietcong sous son meilleur jour. Même topo lorsqu'il cauchemardise le melting-pot américain dans L'Année du dragon au gré d'une mise en scène inspirée, paraît-il, du Scarface de Brian de Palma, ce qui en situe nettement les limites.
On est en revanche de tout cœur avec son réalisateur lorsqu'il se défend de réécrire l'histoire. Un cinéaste fait des films, rien de plus... "Ne pas recréer l'Histoire, juste en révéler les outrages ", ajoute Jean-Baptiste Thoret. La Porte du Paradis, qui vaudra à Cimino de se faire taxer de "marxiste de droite ", portera cette vocation jusqu'à l'impasse, alimentant la légende noire du cinéaste ruinant ses producteurs. Odyssée américaine oblige, Jean-Baptiste Thoret ne cite pas une seule fois Le Sicilien dans son documentaire comme si, y compris pour les "ciminophiles les plus endurcis ", ce film était un gros mot. Il nous rappelle en revanche tous les projets non aboutis: l'adaptation de La Condition humaine de Malraux, un western en langue sioux, un récit sur le Tour de France...
On touche là à l'essence d'un démiurge aussi immunisé contre le politiquement correct qu'entravé par cette conviction complaisamment auto-entretenue selon laquelle, comme le raconte le réalisateur Oliver Stone, il faut demander 1 200 figurants lorsqu'on en a besoin que de la moitié. "S'il avait fouillé en lui-même, ajoute Oliver Stone, Cimino se serait rendu service. Il n'avait pas besoin de voies ferrées gigantesques (...) il lui aurait fallu plus de simplicité "... Ou alors autant d'humilité que celle dont fait preuve le cinéaste au crépuscule de son parcours, sur la route, avec à ses côtés Jean-Baptiste Thoret, vigie émue mais lucide d'un grand damné du cinéma contemporain.
Michael Cimino, God Bless America, par Jean-Baptiste Thoret. En replay sur Arte jusqu'au 27 juillet.