Mercredi 20 octobre 2021 par Ralph Gambihler

Au printemps des monstres

Page 232, Lucien Léger éclate de rire alors qu'il vient d'être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Fin de l'histoire ? Non, on en est à peine au tiers. C'est là que Philippe Jaenada sort sa caisse de résonance. Cymbales plongeantes, comme en écho fracassant à la "très longue litanie de hurlements dans le vide " à laquelle est désormais astreint son personnage principal derrière les murs d'une prison dont il ne ressortira que 41 ans plus tard, en 2005, trois ans avant sa mort.

Bad trip et surtout grand trip, cet art avec lequel Jaenada va creuser jusqu'à plus soif les ramifications d'un sombre fait divers autour d'un gamin de onze ans, Luc Taron, retrouvé mort au printemps 1964 dans une forêt de banlieue. D'emblée, c'est la psychose nationale, surtout au regard des messages infâmes qu'envoie le meurtrier à différents médias, signant à chaque fois "L'Étrangleur ". Pas très net, le bonhomme, un peu comme le jeune aide-soignant que la police finit par arrêter. Le type plaide coupable, se rétracte et finit par se répandre au fil des années dans des scénarios aussi changeants que décousus. Il invoque même une mystérieuse nébuleuse proche de l'OAS qui aurait kidnappé le gamin avant de l'éliminer.

Mais comment croire Lucien Léger, louvoyeur de première et futur plus ancien détenu de France ? Philippe Jaenada suit le mouvement, Lucien l'écœure, ses lettres de revendication du meurtre suintent la névrose de partout... Sauf que ses aveux sont tissés d'incohérences. Il s'est d'ailleurs rétracté bien plus vite qu'on ne l'a dit mais son illustre avocat, Maurice Garçon, avait la tête ailleurs. Il lui conseillait de plaider coupable pour sauver sa tête -et aussi pour se ménager quelques beaux effets d'audience. C'est le premier monstre du récit, cet avocat à qui l'accusé écrit des lettres déchirantes où il se dit fier de confier son destin à un tel cador du barreau tout en comprenant mal la raison pour laquelle il doit passer jusqu'à son procès pour un assassin d'enfant.

Des monstres, il y en aura d'autres. À commencer par le père de l'enfant assassiné, qui n'est peut-être pas d'ailleurs son vrai père. Escroc notoire mouillé dans une salace affaire du côté de Pigalle, Yves Taron vire extrême-droite à la vitesse de l'éclair. Et si c'était parmi ses relations interlopes que se nichait l'assassin du petit Luc ? Autre personnage trouble, Jacques Salce, le prétendu ami de Lucien, soi-disant défenseur des mal-logés et ancien résistant quand il se vautrait au contraire dans la gangue collaborationniste. La France d'Au printemps des monstres est décidément un cloaque étrange. Déja, les médias dérapent à toute allure, y compris l'AFP. Jaenada saisit à pleine plume le lustre des Trente Glorieuses. Et puis il éteint la lumière.

Un roman peut donc être ça:  une nuit toujours plus infernale, une forêt broussailleuse qui vous enveloppe dans ses ténèbres, des flots furieux où l'on ne peut que s'engloutir. L'auteur cite souvent Modiano mais à le lire, on pense surtout à Victor Hugo: "La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère "... Il y a tout de même une rive au bout du récit, Solange, l'épouse maladive de Léger que la presse de l'époque transforma en démente. Philippe Jaenada nous révèle au contraire un "point de lumière ", une femme lucide, attachante et au destin aussi poignant que celui de Pauline Dubuisson dans La Petite femelle.

L'autre "trait de lumière" si on peut dire, c'est Jaenada lui-même qui s'invite dans son enquête entre deux confinements, incrustant ses traits d'humour à la Desproges (mais aussi ses pépins de santé tragi-comiques...), donnant aussi de sa personne en se rendant dans tous les lieux de l'intrigue, y compris les plus anodins. On le sait, c'est le roi des parenthèses. Il leur donne ici un rythme encore plus étourdissant, et sans doute aussi une fonction inédite de soupapes dans la glu d'injustices qui s'accroche aux basques du lecteur. On ne saurait en revanche considérer comme de simples parenthèses l'ampleur narrative, les vertiges d'écriture et l'investissement exceptionnel dont fait preuve ce romancier hors pair en mettant à jour le calvaire d'un innocent, ainsi que la galerie de tricheurs et de détraqués qui ont ruiné ses printemps.

Au printemps des monstres, Philippe Jaenada (Éditions Mialet-Barrault). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 21 octobre, sur TSFJAZZ, à 13h30.