Mercredi 26 janvier 2022 par Ralph Gambihler

Exterminez toutes ces brutes !

Brasser large, déconstruire sans prendre de gants, monter un cran dans la radicalité, aller même jusqu'à incruster du Mingus en lieu et place de Nina Simone... Tel est le pari que s'est fixé Raoul Peck après le succès de son I Am Not Your Negro dédié à l'écrivain James Baldwin. Parce que ses spectateurs européens, tout en applaudissant le film, y voyaient seulement une odyssée américaine, le réalisateur haïtien a changé de braquet. Dans son viseur, désormais, le suprémacisme blanc partout où il a sévi, notamment depuis l'Europe, et partout où il sévit encore.

Résultat: une fresque enragée, ultra-subjective, hors-norme dans ses multiples modes de narration et qui n'hésite pas à mettre en relation le massacre des Amérindiens, la nuit esclavagiste et la Shoah. Reformulés d'un continent à l'autre, les mêmes mythes raciaux ont produit, chacun à leur échelle, les mêmes carnages. Des êtres ont été transformés en sous-hommes, en "brutes ", uniquement vouées à être exterminés ou traités comme des bêtes. Pour développer ce propos, Raoul Peck s'appuie sur plusieurs livres, à commencer par le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. C'est Kurtz, le colonel fou du Congo réincarné dans un autre contexte par Marlon Brando dans Apocalypse Now, qui hurle justement la fameuse phrase: "Exterminate All the Brutes !"

D'autres auteurs inspirent le cinéaste mais parfois, les mots ne suffisent pas. Alors pour rendre son combat encore plus palpable et viscéral, Raoul Peck convoque le comédien américain Josh Hartnett (Pearl Harbor) pour lui faire incarner à travers de saisissantes scènes de fiction le rôle du colonisateur blanc, bravache et cynique à la fois. La voix off du réalisateur, éraillée et amère, renforce la struture dramatique du récit, tout comme son album de famille qu'il incruste dans sa démonstration, lui qui est né à Haïti, qui a grandi au Congo et qui a étudié à Berlin...

Extraits de films, documents d'archives, graphiques, scènes d'animation...  Le vertige se réplique en quatre volets: Christophe Colomb voisine avec l'Inquisition. Léopold II, le dépeceur belge du Congo, précède Hitler qui observe avec un vif intérêt la ségrégation codifiée sur l'autre rive de l'Atlantique. La Route des Indes se militarise à vitesse grand V. Bientôt, c'est à coup de bombe atomique qu'on règlera le sort du Japon. Frank Sinatra et Gene Kelly miment des "sauvages "dans Un jour à New York. Lors du massacre de 200 Indiens à Wounded Knee, en 1890, un jeune journaliste pavoise. Il s'appelle L. Franck Baum. Plus tard, il écrira Le Magicien d'Oz.

On l'aura compris, ce récit est une fusée lancée à toute allure, un précipité de colères avec peut-être parfois son lot de pointillés, notamment lorsque, marxisme invétéré chevillé à l'âme,  Raoul Peck passe du procès de l'homme blanc à celui du capitalisme. Les images du Rwanda peuvent pareillement troubler l'attention quand celle-ci se concentrait jusqu'ici sur les crimes perpétrés par des Européens ou par des Américains. Quel impressionnant contrepoids, en même temps, aux récits officiels, et quelle puissance peut revêtir un cinéma à la première personne du singulier lorsqu'il se confond avec un oratorio et qu'il atteint une telle force collective !

Exterminez toutes ces brutes !, Raoul Peck, un documentaire en quatre parties à voir sur Arte le 1er février. Déjà en ligne sur Arte-TV.fr. Raoul Peck était ce mercredi soir des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, sur TSFJAZZ. Podcast à suivre.