Mercredi 25 mai 2022 par Ralph Gambihler

Baudelaire jazz

A chaque poète ou écrivain sa sonorité. Hugo rugit, Baudelaire voyage. Ainsi le saxophoniste Raphaël Imbert délaisse-t-il l'instrument dont il fait habituellement un usage vigoureux pour une douce clarinette basse lorsqu'il s'agit d'accompagner les méditations de Patrick Chamoiseau sur l'auteur des Fleurs du mal. La musique, splendide et poignante, surtout lorsque Célia Kameni reprend L'Albatros sur les notes de Léo Ferré, est livrée via un QR Code à l'intérieur du livre.

C'est au musée d'Orsay que la rencontre a eu lieu l'an passé, et c'est dans la collection Essais littéraires du Seuil que sa trace écrite nous bluffe véritablement. Fidèle à cet imaginaire de la Relation qu'Edouard Glissant a mis en forme, Patrick Chamoiseau colore en bleu Outremer l'odyssée baudelairienne. Le navire de 1841 qui, sous couvert de le sauver de la bohème et de la débauche (c'est du moins ce qu'envisageait son beau-père...) emporte le poète vers la Réunion et l'île Maurice l'ouvre à la diversité et à cette "vitalité océane" qui par la suite irriguera toute son œuvre. "Un simple détour dans les contrées vers les contrées insignifiantes de l'exotisme ? Non, un moment fondateur ", écrit l'auteur martiniquais.

Le poète se transcende dès lors dans ses abîmes et dans ses gouffres, lesquels font écho selon Chamoiseau à d'autres abîmes au fin fond de la nuit esclavagiste. Qu'importe si sur place Baudelaire a à peine entrevu les captifs. En transformant la boue en or ou en faisant en sorte que  "l'âme des parfums persiste dans le remugle d'une charogne au soleil", celui que Chamoiseau appelle "le dandy aux cheveux verts " conteste l'ordre dominant de son époque de la même manière que les conteurs d'autrefois, du temps de l'esclavage, "invalidaient " leurs chaînes et transformaient la douleur en élan de l'esprit. "Quand tout est ténèbre autour de soi, c'est soi-même qui devient la lumière à découvrir ", écrivait notamment Patrick Chamoiseau dans son avant-dernier opus, Le Conteur, la nuit et le panier.

"Cette façon secrète de prendre le large dessous une oppression relève pour moi d'un 'vivre en état poétique'", écrit Patrick Chamoiseau. Elle s'arrime surtout à une sorte de polyrythmie inaugurée par les tambours des plantations et prolongée par les rhapsodies et autres prosodies dont Baudelaire, ce "maëstro des rythmes ", est l'orfèvre. Ainsi fait-il jazz puisque "le jazz libère tout ce qu'il touche, à commencer par le musicien lui-même, lequel tire sa force des richesses de sa propre solitude, à charge pour lui de la rendre solidaire des autres solitudes qui composent l'orchestre... Et chacun -tout en chacun, chacun en irruption dans tous - se libère dans des élaborations immédiates, ou des compositions ruminées ou ardentes "...

Charles Baudelaire/Miles Davis, même combat ? De toute évidence, d'après Chamoiseau, puisque le légendaire trompettiste saisit lui aussi "des configurations de forces, de sons, de sensations, le bruissement indicible d'une idée, la prophétie d'une miette d'une mélodie "... Plus tard, le poète aimera la métisse Jeanne Duval, cette "autre possibilité du monde " qui restera en même temps pour lui une muse indéchiffrable, et probablement aussi un autre "gouffre amer ". Il tentera aussi de réenchanter la ville, cet univers aussi désespérant à ses yeux que l'était la plantation esclavagiste pour les rescapés de la "cale du bateau négrier".

Une même "tablée fraternelle", enfin, relie le spleen baudelairien à la mélancolie de Chamoiseau au regard d'une époque tourmentée. On se rappelle encore du texte si poignant que lui inspira le vote antillais lors de l'élection présidentielle, ce qu'il appelait alors "la monstruosité Le Pen dans cette monstruosité politique qu'est l'Outremer français ": "En pays trop longtemps dominés -là où le libéralisme n'est pas identifié comme négation majeure (...) rien ne s'oppose à la nuit ", déplorait-il... Rien, si ce n'est la mission de "réinventer l'aube "... Avec le dandy aux cheveux verts comme compagnon d'âme, on peut encore, peut-être, ne pas désespérer.

Baudelaire Jazz. Méditations poétiques et musicales avec Raphaël Imbert, Patrick Chamoiseau, Le Seuil (en librairie ce vendredi 27 mai). Patrick Chamoiseau est l'invité de Caviar pour tous, Champagne pour les autres ce mercredi à 19h sur TSFJAZZ avec à ses côtés les saxophonistes Raphaël Imbert et Samy Thiébault.