Mon premier papier sur Godard
La nouvelle tant redoutée... Parti à 91 ans après avoir eu recours à l'assistance au suicide, Jean-Luc Godard nous a aidés à penser, à aimer et à vivre. Le jazz de Martial Solal dans A Bout de souffle, le visage d'Anna Karina dans Pierrot le Fou ou encore Capri et Bardot dans Le Mépris composèrent un ADN cinéphilique qui dépassait le 7e art. Godard de toute façon était ailleurs... ailleurs, autrement dit au cœur du cinéma, comme cela fut écrit dans un journal départemental, fin 1987, à l'occasion d'une conférence de presse inoubliable avant la sortie du film Soigne ta droite avec les Rita Mitsouko. J'avais alors vingt ans.
Moment rare et magique. Sur le grand écran, le dernier plan de Soigne ta droite vient de faire place au noir final, sans générique. Ambiance bizarroïde dans la salle de projection. Murmures enfiévrés, caméras, micros, stylos et blocs-notes en effervescence... et lui qui soudain apparaît, s'avançant vers l'écran, prêt à surfer sur les questions vaguement respectueuses, les apostrophes agressives, les critiques timides ou les diversions anecdotiques. La conférence de presse de Jean-Luc Godard vient de commencer comme un rite sacré, immanquable, pour rire et réfléchir en buvant les paroles de notre Suisse national.
Enfin il est là pour nous éclaircir un peu sur ce qui vient de se passer à l'écran, même s'il parle surtout d'autre chose, de l'esprit Nouvelle Vague, des frères Lumière et de Méliès, des Américains et de la télévision... C'est un cours de cinéma prononcé d'une voix inimitable par un prof burlesque... Et le film ? Parlons-en, du film. Dangereuse, cette conférence de presse où le culte de la personnalité nous fait oublier le principal.
De Soigne ta droite, on pourrait dire pour commencer que c'est un superbe instantané sur le cinéma selon Godard. Un cinéma qui n'a pas d'histoire, d'ailleurs, Godard le dit lui-même: il ne fait pas des films, mais du cinéma. Pas d'histoire, donc, mais plutôt un sujet. Manière de prendre le cinéma à la racine avant qu'on ne lui plaque une histoire, manière de le définir comme l'équilibre écologique entre la fiction et le documentaire. Cet équilibre, les Américains l'ont brisé avec leurs pseudo-spectacles où "image " est traduit par "picture "... qui signifie photo ! Le cinéma de Godard, c'est tout le contraire de cette vieille machine nommée Hollywood où la fiction a détruit le documentaire.
Raconter Soigne ta droite, c'est donc raconter un sujet, ou plutôt des sujets, c'est-à-dire des acteurs: il y a Godard le "Prince-idiot " qui doit faire un film en un jour, Galabru et Dominique Lavanant en M. et Mme l'Amiral, banquiers par ailleurs.... Il y a la voix chaude de François Périer qui joue "l'homme " et le désespoir que Jacques Villeret a donné à son personnage, "l'individu ". Jane Birkin joue la cigale, Rufus, un inspecteur... Quant aux Rita Mitsouko, ils ne jouent pas, eux. Ces troubadours qui recherchent désespérément une chanson ("que de sanglots pour un accord de guitare "...), Godard les a filmés au travail, comme en reportage.
Alors, nul ou génial, le dernier Godard ? Question dénuée de sens. Godard simplement est ailleurs, déroutant alchimiste qui, quelque part dans un laboratoire imaginaire, trafique sons, images et sujets. Godard est ailleurs (il répond à côté des questions...), et c'est pourquoi le spectateur doit de lui-même faire le grand voyage en Godardie, pays éternellement inconnu, semé de trappes à ennui, jeu de piste fascinant, sans issue, où l'on s'épuise de tant de beautés et de mystères. Godard est ailleurs, dans un monde ou séduire (du latin seducere, conduire à l'écart) et distraire sont des gros mots qui détournent de l'essentiel. Godard est ailleurs, au cœur du cinéma. (Les Nouvelles du Val-de-Marne, décembre 1987)
Jean-Luc Godard (3 décembre 1930-13 septembre 2022)