Quand tu écouteras cette chanson
Figée en icône de la Shoah comme si ces deux mots -"icône" et "Shoah"- allaient ensemble, dépouillée de son statut d'écrivaine et édulcorée par Hollywood qui la sanctifia en mode peace & love, Anne Frank existe enfin pleinement sous la plume de Lola Lafon. À moins que ce ne soit Lola Lafon et son passé jusqu'ici inavoué qui se libèrent tout aussi pleinement à la rencontre d'Anne Frank. Ainsi pourrait-on résumer l'un des récits les plus accomplis de cette rentrée littéraire: un double dévoilement.
Au départ, une commande des éditions Stock dans le cadre de leur collection Ma nuit au musée. Pour Lola Lafon, ce sera le musée Anne Frank à Amsterdam, et plus précisément le tête-à-tête avec le souvenir d'une jeune captive bridée, irrévérencieuse et indomptable, comme plusieurs de ses héroïnes passées, de Nadia Comaneci (La Petite communiste qui ne souriait jamais) à Patricia Hearst (Mercy, Mary, Patty). Dans l'Annexe, autrement dit les combles de la maison où Anne Frank vécut cachée avec sept autres personnes entre 1942 et 1944 avant de mourir en déportation, un délicat et douloureux travail d'écriture se met en place.
Comment évoquer Anne Frank sans se l'approprier ? En restant au seuil de sa chambre que visitent des touristes du monde entier , cette chambre d'adolescente qui n'a pas demandé qu'on y entre et qui n'est plus là ? Pour la romancière, l'endroit est trop "habité" dans tous les sens du terme, voire même excentré, paradoxalement, au regard de ce qui lui apparaît comme l'essentiel: non pas la chambre d'Anne Frank mais son journal. Lola Lafon préfère ainsi rester dans L'Annexe, cet interstice à côté du sanctuaire. Tout juste consent-elle à arpenter la partie contemporaine du bâtiment érigée en musée, découvrant inopinément des tâches de rousseur sur un portrait de son héroïne. Comment mieux lui donner à la fois corps et âme ?
L'âme, c'est donc le journal. Certains en ont d'abord retenu le tempérament doux et espiègle, la mélancolie adolescente, la romance avec le fameux Peter... Ils en ont aussi universalisé le message jusqu'à le tronquer, comme si Anne Frank avait seulement brodé sur la "bonté innée des hommes ", ainsi que l'assène George Stevens dans un fameux film dont le dénouement a presque l'allure d'une Happy End pour le moins indécente. Sauf qu'Anne Frank n'a pas seulement évoqué "la bonté innée des hommes ", elle a aussi souligné leur "besoin de ravager " mais cela on l'a gommé, comme on a effacé ses références à sa sexualité, à sa judéité, à sa peur d'être raflée... Il fallait avant tout mettre en scène un modèle plutôt qu'une singularité, "Une 'Anne' de fiction, toute de douceur et d'espoir, la renvoyant "dans l'ombre de son Annexe. Si nous sommes tous Anne Frank, il n'y a plus d'Anne Frank ".
La nuit leur appartient à présent: Anne Frank et ses tâches de rousseur, Lola Lafon et sa barrette... de Lexomil ! Mais que vient faire le petit cachet blanc dans ce récit ? Double dévoilement, écrivait-on plus haut... Remède à l'angoisse, le Lexomil est aussi une trace du passé. C'est ce que prenaient la nuit les grands-parents juifs et communistes de Lola Lafon pour apaiser leurs traumas depuis la Russie et la Pologne, jusqu'à cette France qui devait aussi les pourchasser. C'est la première fois que la romancière évoque les siens de cette manière. On apprend aussi qu'elle avait un lien de parenté avec Pierre Goldman, ce desperado de l'extrême-gauche abattu à Paris en 1979. La nuit appartient aussi aux fantômes, et Anne Frank a un don fou pour les libérer.
Jusqu'à ce que surgisse dans ce dédale de miroirs "la silhouette d'un jeune homme inconnu de vous " dont elle garde le photomaton tout près du cœur, avec sa médaille d'Anne Frank. Il avait 15 ans. Un autre génocide l'a emporté quelque part au Cambodge. "Quand tu écouteras cette chanson, tu penseras à moi ", lui écrivait-il dans sa dernière lettre. Lola Lafon n'a jamais écouté la chanson en question, ça lui faisait trop mal. Elle livre en revanche l'identité de cet ami lycéen, Charles Chéa, et elle ajoute qu'il lui a ouvert la porte de la chambre d'Anne Frank. Elle a finalement pu y entrer. Il faut pourtant bien la quitter cette chambre aux fantômes si bruyants. Le jour se lève. Anne Frank n'appartient définitivement plus à personne. Ne restent que nos mots, et surtout ceux d'une autrice d'exception, pour rêver de la serrer dans nos bras.
Quand tu écouteras cette chanson, Lola Lafon (Éditions Stock). Coup de projecteur avec Lola Lafon, ce jeudi 13 octobre, sur TSFJAZZ, à 13h30.