EO
Rébellion chevillée à la caméra, Jerzy Skolimoswki avait sublimé sur fond de BO jazz la jeunesse de Jean-Pierre Léaud dans l'un de ses premiers films, Le Départ. Avec Travail au noir, sorti en France en janvier 1983, c'est à la normalisation polonaise façon Jaruzelski qu'il réglait ses comptes par le biais d'une farce tragique. Et voilà qu'à 84 ans, le réalisateur va encore plus loin dans le subversif. Les récits linéaires et les personnages scrupuleusement dessinés, il a passé l'âge. Rien de mieux qu'un âne vagabond pour rendre définitivement indécrottable son pessimisme sur l'avenir du genre humain.
Sauf qu'un autre maestro est passé par là. Dans Au hasard Balthazar, Robert Bresson filmait déjà les tribulations d'un équidé du genre mélancolique, parent pauvre du cheval baladé d'un maître à l'autre, celui-ci représentant l'avarice, celui-là l'orgueil... Les sept péchés capitaux étaient visiblement au cœur d'un film tout en grâce biblique tandis qu'une sonate de Schubert en résumait la fine rythmique. Changement de bande-son, ici, dans un registre électro-punk beaucoup plus radical, et pas seulement du côté des décibels. Même jusqu'au-boutisme côté scénario, comme si l'essentiel était d'abord d'enrober l'animal dans une démiurgie plastique qui frappe le regard, notamment à travers ses lasers rouges sang et ses accents opératiques.
Terrence Malick surgit inévitablement comme référence dans cette épopée entre ciel et boue où sont censés surgir les fléaux qui transforment notre monde en chaos, entre violence fasciste, grossièreté proliférante et cruauté envers les animaux. Une proposition cinématographique aussi forte ne pourrait que nous bluffer si elle ne butait pas sur un désespérant manque d'unité. Sautant ainsi du coq à l'âne dans tous les sens du terme, Skolimowski a opté, de fait, pour une prime à l'abscons qui rend EO particulièrement pénible dès lors que la caméra s'attarde sur des êtres humains.
On comprend le pari un peu fou de filmer ici les personnes comme on filme des animaux dans un récit classique, et vice versa. Quel sens donner, en même temps, à l'apparition saugrenue d'Isabelle Huppert en comtesse diabolique se chamaillant avec son beau-fils, un jeune prêtre italien dont la vocation paraît bien menacée ? Aussi obstiné que son quadrupède préféré dans ses procédés expérimentaux, le film nous laisse sur une impression mitigée. Peut-être lui manque-t-il un visage d'ange, celui d'Anne Wiasemsky en l'occurrence, qui donnait tout son cachet au fameux film de Bresson.
EO, Jerzy Skolimowski, prix du Jury ex aequo à Cannes (sortie en salles ce 19 octobre)