Scorpion ascendant Belon
C'est dans Cap Fréhel, album breton et électrique qu'Éric Le Lann enregistre après la mort de Miles Davis en 1991, qu'on retrouve ce titre mystérieux, Scorpion ascendant Belon, qui fait à la fois référence à un signe du zodiaque et à une huître du Finistère. Lionel Belmondo est au sax, Jean-Michel Pilc au piano, Richard Bona à la basse et Jean-Paul Ceccarelli, le frère de Dédé, à la batterie. Le morceau file à toute allure. À peine plus de 2'30. On frôle l'accident. Soudain, la trompette change de rythme. Elle a encore de la fièvre, mais c'est comme une mer qui se retire. Fin de l'album.
Scorpion Ascendant Belon en version écrite, à présent. On ne frôle plus l'accident, on y est. C'est même le motif initial d'un récit de vie dont l'attaque donne le ton: "La route est droite sur cinq kilomètres, elle traverse la forêt de Caribet, je sais qu'au bout il y a un virage à 90 degrés "... Et aussi en travers de cette route une Renault 12 fatale à ses deux occupants, une mère et son bébé. Éric Le Lann n'était pas au volant. Il s'en tire avec trois mois d'immobilisation. Subir cela à 17 ans alors qu'un séjour en pension vous a déjà bien bridé les ardeurs, c'est chaud. Un désir infernal de bougeotte le taraude. Envie de tout arrêter, les études, le sport. Fuir la Bretagne au plus vite et monter à Paris avec sa trompette, même si votre musicien de père a tout fait pour vous en dissuader.
La suite, c'est ce que Francis Marmande dans sa préface qualifie si joliment de "fragments, accents, allers-retours indifférents à l'ordre souterrain qui le dicte, murmures d'amour et très précises références à l'argent (comment vivent les musiciens?)". Premiers sets non payés, première claque en écoutant un autre trompettiste, Jean-Loup Longnon. "T'as vu comment je joue ? Je n'ai pas de boulot, rien. Tu repars quand ?". Le Lann reste. C'est trop beau un club de jazz à Panam', la nuit: le Snow Club, le P'tit Opportun ou encore le Furstenberg de la rue de Buci... Cette musique n'est-elle pas d'ailleurs en train de revivre dans la capitale au début des années 80 alors que René Urtreger, après avoir quitté Claude François, convoite un cinquième larron dans le groupe qu'il est en train de monter avec Jean-Louis Chautemps, Jean-François Jenny-Clark et Aldo Romano ?
Des belles rencontres, il y en aura d'autres: Martial Solal dont le trompettiste sera l'un des principaux solistes dans différentes formations (leur duo à l'Olympia lors d'une soirée You & The Night & The Music organisée par TSFJAZZ est resté dans les mémoires) et qui signe des arrangements pour orchestre symphonique dans un disque de Le Lann dédié à Charles Trénet et Édith Piaf, René Caumer qui depuis son antre corse du festival Jazz à Calvi rend possible financièrement ce même album, ou encore le producteur Cyril Guiraud qui permet à Éric Le Lann de séjourner dans le mythique Chelsea Hotel tout en lui offrant pour son premier disque de jazz-rock en 1989 une sacrée "dream team" avec notamment Eddie Gomez et Mike Stern. Le trompettiste participe aussi à l'aventure Autour de minuit de Bertrand Tavernier, et il est aux premières loges lors des tournées triomphantes de Bernard Lavilliers et Henri Salvador.
Et pourtant que de vague à l'âme au fil des pages. Tout en lyrisme feutré lorsqu'il improvise à la trompette, doté qui plus est d'une impressionnante soif de culture (livres, films, théâtre, avec en renfort ces pages si poignantes consacrées à Marie Trintignant...), Éric Le Lann peut aussi se laisser aller à des humeurs plus terre à terre. Il a surtout la dent dure contre ceux qui à ses yeux n'ont pas galéré comme lui a galéré: les "tricheurs" qu'on fait bosser et qui vous éreintent à peine le dos tourné, ceux qui disposent des bons réseaux, qui soignent leur look ou qui n'ont pas bossé par cœur les solos de Clifford Brown jusqu'à les ralentir en passant du 33t au 16t pour mieux les analyser... La rancœur pourrait virer à l'aigreur si Le Lann n'observait pas en parallèle que la jalousie est un sentiment sacrément répandu en musique et qu'au fil du temps, il a cessé de considérer que plus un musicien est connu, plus il est mauvais.
"Le jazz sans risque, c'est du bal musette ", ajoute-t-il. Idem pour une autobiographie toute en congratulations et auto-congratulation. Ce ne serait que du roman Harlequin. Avoir rencontré Chet Baker (et vu Archie Shepp les larmes aux yeux lorsque la SACEM le rétribue avec des années de retard...) immunise contre un tel risque. C'est peut-être même la clé de cette irrépressible mélancolie ne s'embarrassant d'aucune mièvrerie romantique, l'odyssée aux côtés du musicien-junkie qui devait réapprendre à jouer alors qu'on lui avait démoli les dents. De quoi inspirer à Éric Le Lann des passages particulièrement âpres et justes. Là encore, du côté d'Amsterdam, cela se termine par un accident.
Scorpion ascendant Belon, Éric Le Lann, en vente sur Amazon. Le trompettiste sera l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, ce mercredi 26 octobre, sur TSFJAZZ, entre 19h et 20h.