Mardi 15 novembre 2022 par Ralph Gambihler

Le jazz en respect -Essai sur une déroute philosophique

Vous vous souvenez de Sartre, du jazz et des bananes ? La densité de pensée du philosophe est hélas aux abonnés absents en 1947 lorsqu'il résume sommairement pour une revue américaine ses extases musicales new-yorkaises: "Le jazz, c'est comme les bananes, ça se consomme sur place ", écrit-il. La suite est moins connue:  "On s'en barbouille des esclaves nègres " (!!!), ou comment dédaigner de la pire des manières la dimension esthétique et politique du jazz pour le ramener à un simple divertissement propice au lâcher-prise et au plaisir sexuel. Après coup, on en a encore la Nausée.

Sans verser dans ce mauvais goût, d'autres philosophes contemporains tout aussi sensibles au jazz se sont montrés étrangement silencieux ou embarrassés face à un courant musical qui a autant chamboulé le lien Europe-Amérique que les rapports entre musique savante et populaire. Même lorsque le tandem Carles/Comolli ne jure plus que par Free jazz/Black power et que les critiques de l'époque s'étripent en citant Foucault et Althusser, les philosophes gardent leurs boules Quies. Jacques Derrida est le seul à oser se confronter à cette musique... au sens propre du terme, et avec les dégâts qu'on connaît puisque c'est sous les huées que le penseur de la Déconstruction doit quitter en 1997 la scène de Jazz à la Villette où l'avait invité un certain Ornette Coleman...

C'est à cette déroute philosophique que Joana Desplat-Roger, agrégée et directrice de programme au Collège international de philosophie, consacre un essai d'autant plus stimulant que sa prose n'a rien d'abscons. Ayant elle-même éprouvé le virus de la note bleue lors d'un séjour à la Nouvelle-Orléans, la jeune chercheuse analyse le hiatus entre jazz et philosophie en jouant sur le double sens du mot "respect". Pas seulement le respect envers une musique qu'on rechigne à surplomber sur le plan théorique. De fait, d'après Joana Desplat-Roger, la philosophie aurait surtout tenu le jazz "en respect" comme on tient quelqu'un en joue, avec une arme, de manière à tenir une menace à distance: si tu bouges, tu es mort...

Sauf qu'il est difficile de tenir en respect une musique qui est toujours restée un "bougé" permanent, une altérité non domestiquée, un rictus déjouant tout effort de conceptualisation. À l'idée même qu'on le définisse, le jazz entre déjà en rébellion. Tout aussi déroutant, le caractère indémêlable de ses dimensions esthétique et politique. Il y eut pourtant un éminent penseur du côté de Francfort (avant l'exil américain) pour en saisir le grand secret sans même s'en apercevoir. Il détestait la note bleue ? Qu'importe !  "Considérant le jazz comme un poison, Adorno ne cesse jamais de nous le livrer comme un antidote philosophique ", écrit notamment Joana Desplat-Roger.

C'est le noyau dur de l'essai. En trois mouvements, la chercheuse acte ce que les propos de l'austère Theodor ont d'insupportable tout en percevant à quel point il a su poser une problématique essentielle, celle de la résistance musicale à un ordre dominant au sein de la société normative blanche américaine. Pour Adorno, certes, les jazzmen sont des clowns récupérés par le système, leurs syncopes virent à l'artifice et leur pas de côté n'est voué qu'à finir "écrasé sous la grosse caisse ". Le jazz, en somme, ne serait pas assez radical. Procès injuste redoublé d'un préjugé racial, à l'instar de ce passage méconnu des Minima MoraliaAdorno écrit ceci: "Les individus importés aux États-Unis -qui n'en sont plus après y être arrivés- sont définis là-bas comme des personnalités hautes en couleur "... Le philosophe, on l'aura compris, s'avère incapable de penser le jazz comme acte de résistance d'une communauté, notamment la communauté africaine-américaine.

Il faut dès lors en passer par d'autres moments de l'œuvre adornienne pour saisir à quel point cette pensée fait étincelle. La figure du clown, par exemple, ne prend pas toujours sous la plume d'Adorno une connotation péjorative. C'est aussi l'expression d'une nature mutilée (comme chez les personnages de Beckett...) face à toutes les rationnalités broyeuses, et lorsque Joana Desplat-Roger examine au scalpel la "musique brisée" que le penseur appelle de ses vœux, elle la décèle avant tout dans les ruptures, dans les fêlures et dans les pieds-de-nez de Thelonious Monk. Il y a bien selon elle, à travers les résistances du pianiste, un "air de famille" avec la pensée adornienne. Quel dommage que le philosophe de Francfort n'ait pas eu la curiosité de l'écouter.

Le Jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique, Joana Desplat-Roger (Editions MF). Coup de projecteur avec l'autrice sur TSFJAZZ, ce jeudi 17 novembre à 13h30.