La Guerre d'indépendance américaine
Après le dantesque Barbarossa reconfiguré par Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, les éditions Passés Composés déconstruisent une autre épopée riche en mythologie: la Guerre d'indépendance américaine. La légende, on la connaît: le peuple américain en arme contre l'occupant anglais, Washington et Jefferson en glorieux pères fondateurs, Lafayette brûlant de verser son sang pour la liberté, Benjamin Constant ou la vertu incarnée... La réalité est plus prosaïque, même si elle garde les atours de l'épopée sous la plume de Pascal Cyr, chercheur à l'université de Montréal, et Sophie Muffat, une des rares femmes spécialistes de l'histoire navale.
De fait, comme la Révolution française, la révolution américaine possède d'autres leviers que ses seuls grands idéaux: quête d'indépendance, mais aussi quête d'argent et d'espace. Dès la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763) qui a vidé ses caisses, la couronne d'Angleterre entend rappeler à ses sujets américains que le conflit a débuté chez eux et qu'il est temps de renvoyer l'ascenseur, notamment sur le plan fiscal. Hors de question, rétorquent les leaders du premier Congrès continental (John Adams, John Hancock...). Au motif qu'ils ne sont pas représentés au Parlement de Westminster, les colons refusent tout ce qui pourrait entraver leur prospérité commerciale. Pas question non plus de mettre fin à l'esclavage alors que les champs de tabac plus au sud réclament une main d'œuvre acquise de la manière la plus inhumaine qui soit.
Encore plus décisive, la quête d'espace. Confinés entre les Appalaches et l'Atlantique, les colons sont vent debout dès lors que le roi d'Angleterre George III cède des territoires de l'Ouest aux Premières Nations suite à des révoltes amérindiennes dans les Grands Lacs. À quoi bon avoir chassé les Français pour y mettre à la place des "sauvages" ? La liberté pour tous, donc, sauf pour les femmes interdites de droit de vote, les noirs condamnés à l'esclavage et les Amérindiens, grands perdants après la défaite anglaise. De quoi amplifier certains effets de propagande avant et pendant le conflit.
Tué lors du massacre de Boston, l'un des épisodes annonciateurs de la guerre, l'esclave en fuite (ou ex-esclave) Crispus Attucks est ainsi représenté en homme blanc dans une célèbre gravure d'époque. Des brochures tout aussi inventives attribuent une abondante chevelure rousse à la malheureuse Jane McCrea qui aurait été scalpée par des Amérindiens alliés aux Anglais. Tant pis si on ne retrouve aucune trace de Tomahawk sur son crâne lorsque le corps est exhumé. Quant au commandant de milice Francis Marion, dit "le Renard des marais ", il n'avait rien du guerrier vertueux immortalisé plus tard par Mel Gibson dans The Patriot. Ou alors il faut passer sous silence l'expédition cruelle que ce personnage a mené contre la nation Cherokee pendant la guerre de Sept Ans, assassinant hommes, femmes et enfants.
Les auteurs du livre rendent en même temps justice au tempérament galvanisateur de George Washington, "piètre tacticien " mais "grand stratège ", et les Anglais emperruqués qui ne pensaient faire qu'une bouchée des Insurgents en les réduisant à des cohortes de va-nu-pieds ne trouvent guère meilleure presse à leurs yeux. Beaux passages également sur l'ardeur républicaine de Thomas Paine avec son fameux pamphlet indépendantiste, Le Sens commun. On observera par ailleurs que Thomas Jefferson, guère épargné dernièrement par certaines fièvres déboulonneuses, souhaitait au départ inscrire dans la déclaration d'Indépendance la fin de l'esclavage, même si lui et Washington possédaient des esclaves. Les colonies du Sud, évidemment, en décidèrent autrement.
Dans leur magistrale démonstration, Pascal Cyr et Sophie Muffat insistent enfin sur le rôle déterminant de la France. D'abord grâce au trafic d'armes via Beaumarchais, puis au prix d'un engagement direct dans le conflit sur mer comme sur terre grâce au corps expéditionnaire de Rochambeau dont le rôle semble bien plus important que celui de Lafayette, une armée de paysans et de commerçants sachant à peine tenir un fusil se professionnalise. Ceci étant, même lors du dernier acte à Yorktown, en 1781, c'est la France, une fois de plus, qui assure l'essentiel de la déroute anglaise. Pour quel avantage? À l'issue du conflit, Louis XVI ne gagne aucun territoire. Pire encore, il a ruiné la France et précipité sa chute alors même que les futurs États-Unis s'empresseront de renouer des liens commerciaux avec le Royaume-Uni. Comme quoi il ne suffit pas de s'offrir des répliques de la statue de la Liberté pour garantir entre deux pays anciennement si proches un lien durable et sans équivoque...
La Guerre d'indépendance américaine, Pascal Cyr et Sophie Muffat (Passés composés). Pascal Cyr sera l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres ce mercredi 23 novembre sur TSFJAZZ, entre 19h et 20h.