Monsieur Romain Gary, écrivain-réalisateur
On prend la trilogie en cours, mais ce n'est pas grave. Il faut dire qu'un an à peine après son Monsieur Romain Gary. Consul général de France centré sur la période diplomatico-new-yorkaise puis californienne de l'auteur de La Promesse de l'aube, Kerwin Spire évoque ce qui est probablement la décennie la plus passionnante de Romain Gary: 1960-1970. Adieu l'Amérique, sauf que l'écrivain revient à Paris avec une Américaine, justement, et pas n'importe laquelle puisqu'il roucoule désormais avec l'héroïne de À bout de souffle, Jean Seberg. Son cœur a gardé en même temps tous ses élans pour Charles de Gaulle. Ça tombe bien, le Général vient tout juste de revenir au pouvoir.
L'actrice et le président. C'est en alternant ces deux versants que l'auteur construit un récit alerte qu'on dévore d'une seule traite. Les chapitres consacrés à Jean Seberg sont à la fois tendres et troublants: "24 ans les séparent. Soit près d'une vie. Surtout que lui en a déjà eu mille ". Le couple emménage dans un grand appartement bourgeois, rue du Bac. Gary s'enferme pour écrire, ce qui ne l'empêche pas de suivre sa jeune compagne à la trace, notamment sur les plateaux de tournage. Une frustration le saisit peu à peu. C'est qu'après de si beaux débuts, Seberg ne parvient plus vraiment à trouver de grands rôles, excepté le Lilith de Robert Rossen.
L'écrivain va dès lors lui offrir en 1968 ce qu'il espère être le film de sa vie. Le voici désormais réalisateur -encore une métamorphose. Résultat: un rôle démentiel pour Jean Seberg dans un film qui ne l'est pas moins, Les Oiseaux vont mourir au Pérou. Casting d'anthologie. Pierre Brasseur, Danielle Darrieux, Maurice Ronet et le tout jeune Jean-Pierre Kalfon entourent la comédienne dans cette odyssée assez osée à l'époque (le film annonce un peu le Nymphoniac de Lars Von Trier) mais dont "l'atmosphère conradienne " résume tout le cachet. Tournage tout aussi dantesque dans la petite ville balnéaire de Huelva, en Andalousie. Une longue plage tient lieu de plateau. Les acteurs y débarquent avec leurs belles chaussures de ville après une longue marche dans le sable, faute de jeep pour les transporter. Pour transporter le matériel de tournage, l'équipe ne dispose que d'une charrette tirée par un mulet.
Les pages consacrées au Général mettent en valeur un autre talent chez Kerwin Spire: comme son héros, l'auteur se réinvente en chroniqueur des palais. "Les îles flottantes tanguent encore " dans la salle à manger de l'Elysée où Gary vient de décliner l'invitation de De Gaulle qui voulait en faire son conseiller diplomatique. L'écrivain explique qu'il veut d'abord écrire. Le Général comprend. Un grand auteur, après tout, peut lui aussi servir la France. Le lien ne sera jamais rompu entre ces deux-là, y compris lorsque De Gaulle évoque à propos d'Israël le fameux "peuple juif, sûr de lui et dominateur ".Touché au plus profond de ses origines, Gary est au bord de la rupture, tel un caméléon fou qui éclate sur un plaid écossais, pour reprendre l'une de ses étranges formules dont il a le secret. Et puis il se fait une raison. "Dominateur", cela veut peut-être d'abord dire dominer la situation...
L'ombre de l'Amérique, enfin, ne s'incarne pas seulement dans le récit à travers Jean Seberg, de la même manière que De Gaulle n'aura pas été l'unique passion politique de Gary. L'icône Kennedy l'a pareillement impressionné, et à une époque où les Français n'avaient pas encore appris à aimer ce jeune président dont l'écrivain apprend le destin funeste lors des assises nationales de l'UNR (le parti gaulliste de l'époque), à Nice. Romain Gary venait justement de jeter un froid sur cette assemblée peu suspecte d'américanophilie en dissertant sur JFK. Dans sa chambre d'hôtel, le soir, il écrit: "L'Amérique n'a pas perdu un père, elle a perdu un fils..." Dans le parcours personnel de l'écrivain, d'autres promesses de l'aube prendront bientôt une tournure encore plus crépusculaire.
Monsieur Romain Gary. Écrivain-réalisateur, Kerwin Spire (Gallimard). Coup de projecteur avec l'auteur, ce mardi 6 décembre, sur TSFJAZZ (13h30).