Bardo
On dit souvent que c'est le geste qui compte, mais avec Alejandro Gonzalez Iñarritu, il faut plutôt mettre le mot au féminin: la geste, comme dans la chanson de geste d'autrefois lorsque les guerres, les exploits ou les drames d'un personnage prenaient la forme d'un poème épique. Bardo en est l'illustration d'ampleur dans l'écrin moelleux de Netflix, chaîne de luxe pour cinéastes freinés dans leurs penchants auteuristes.
Était-ce le cas du réalisateur oscarisé de The Revenant, cette purge forestière si éloignée des pulsations grésillantes de Birdman ? Iñarritu a au moins le mérite ici de foncer à tombeau ouvert dans sa fantasmagorie personnelle en mettant en scène la psyché tourmentée de son alter ego. Ce dernier est un documentariste mexicain installé en Californie. Avant de recevoir un prix international, il entreprend de se ressourcer avec sa famille dans son pays natal, ce qui déclenche en lui toute une série d'angoisses existentielles, aussi bien d'ordre personnel (le souvenir d'un enfant mort-né, une mère démente...) que politique dans un pays gangréné par la violence et où la relation avec les "gringos" reste à jamais conflictuelle.
Les guerres, les exploits, les drames... On revient à la fameuse chanson de geste qu'Iñarritu déplie à travers des séquences souvent dantesques comme autant de reflets d'une réalité distordue. Voilà soudain son anti-héros dans un corps d'enfant lorsqu'il rencontre son père dans les toilettes d'une salle des fêtes après s'être éclaté sur une version a capella de Let's Dance de David Bowie. Plus loin dans le récit et toujours en plein bardo, cet état de conscience intermédiaire dans la tradition bouddhiste entre mort et renaissance, il croise des passants brutalement foudroyés au sol -une allégorie des "disparus"- dans les rues de Mexico avant de faire la causette sur une montagne de cadavres avec Herman Cortes, le sanglant premier colonisateur du Mexique.
Entre radicalité bling bling et mexicanité défroquée, les cavalcades surréalistes de Bardo peuvent parfois s'égarer dans le mauvais goût ou la démonstration pesante. Elles n'en préservent pas moins leur degré de fascination tant ce rejeton cinématographique assumé de Huit et demi et All That Jazz possède les attributs d'un véritable feu d'artifice, notamment dans sa dernière partie. À charge pour Iñarritu de canaliser ses ardeurs pour nous offrir enfin, et cette fois-ci sur grand écran, le film-somme dont Bardo semble être le tumultueux préquel.
Bardo-Fausse chronique de quelques vérités, Alejandro Gonzalez Iñarritu, actuellement sur Netflix.