Samedi 21 janvier 2023 par Ralph Gambihler

Petit traité du racisme en Amérique

C'est le tact et non pas le tract incarné, ce Petit traité du racisme en Amérique que Dany Laferrière nous offre en ce début d'année. L'ombre de Strange Fruit en irrigue, certes, une colère réactualisée par l'assassinat de George Floyd, mais l'écrivain sans cesse détonnant sous la Coupole où lui fut décernée en 2015 l'épée d'académicien sait aussi manier le pas de côté au regard de certains discours caricaturaux. "Je tiens la nuance, écrit-il, pour la forme la plus persuasive qui soit, et parfois la plus subversive ". L'ouvrage est dédié non pas à Nina Simone mais à Bessie Smith et à "son cœur lynché ". On lui doit "la misère sans lamentation ", écrit Dany Laferrière avant d'observer qu'elle "chante sa douleur afin qu'on oublie la nôtre ".

Raison de plus pour soigner la forme: textes courts, parfois en prose, limite haïku ou aphorisme. Face aux permanences du racisme made in America, le propos est grave mais pas démonstratif, les mots font mouche mais pas bulldozer et la ciselure d'écriture, comme toujours, est au rendez-vous avec en bonus un humour dont on s'abstiendra de qualifier la couleur.  L'idée pour Dany Laferrière est d'être au plus près de la chair et de la douleur en se laissant capturer par la sensation ou la méditation de l'instant: "On veut ta peau. C'est le cas de le dire ", ou alors:  "Quand une femme dit NON vous devez arrêter. Quand un NOIR dit 'j'étouffe' vous devez arrêter aussi "...

Ce texte si fort, également, sur le chat dégriffé... Aux États-Unis, on n'apprend pas à un jeune noir à se défendre. Sa mère cherche surtout "à faire du jeune tigre qu'elle couve un chaton dégriffé.  La seule façon de lui éviter une mort violente. Et là encore, ça ne marche pas toujours ". Il y a aussi ce propos qu' Omar Sy va adorer, lui qui est pris pour cible dès qu'il lâche une réflexion: "Un Noir qui devient célèbre est constamment provoqué par des gens qui cherchent (...) à faire en sorte qu'il perde son sang-froid et montre au grand jour le sauvage qu'il tente de dissimuler en lui "...

À propos de célébrités, justement, Dany Laferrière en convoque un certain nombre: Langston Hughes et son Harlem Renaissance, Maya Angelou et Toni Morrison qui "ont survolé la place publique sur les ailes de l'alphabet ", Miles Davis qui d'après l'auteur n'est pas noir mais écorché vif et qui en même temps "n'a jamais quitté la plantation " puisque son souffle lui vient de là. Des blancs sont également à l'honneur, à commencer par Harriet Beecher Stowe et son si décrié La case de l'oncle Tom (1852). "C'est vous, la petite dame qui est à l'origine de cette grande guerre ", lui lancera Abraham Lincoln... La relation entre William Styron et James Baldwin inspire également de très belles pages. Le second avait défendu le premier lors de la parution des Confessions de Nat Turner, prequel des futures querelles sur "l'appropriation culturelle".

On l'aura compris, Dany Laferrière n'est pas franchement fan de la "cancel culture", et c'est toute la magie de cette plume que de faire tenir ensemble une radicalité inextinguible dans la dénonciation du racisme américain et une allergie aux fièvres "wokes" simplificatrices. Cela lui vient-il de sa terre natale, Haïti, première République noire où bientôt le problème ne sera plus le blanc mais le pouvoir qui le remplace, d'où le regard décalé de l'auteur sur Frantz Fanon ? La question affleure discrètement au gré d'un ouvrage à la fois léger et profond, aussi bien dans sa forme que dans sa visée. De quoi séduire un public plus large et surtout plus jeune que le lectorat traditionnel.

Petit traité du racisme en Amérique, Dany Laferrière (Grasset). L'auteur sera l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres sur TSFJAZZ, ce mercredi 25 janvier, entre 19h et 20h.